Commodore 64, les quarante ans d'un ordinateur culte
>> En 2022, le Commodore 64 célèbre ses quarante ans d’existence, avec un statut de machine cultissime.
>> Avec son microprocesseur de 8 bits et ses 64 kilooctets de mémoire vive, son prix imbattable et sa flexibilité d’utilisation, cet ordinateur a ouvert la porte en grand à la culture des jeux vidéo, mais aussi à la scène démo et la chip music.
Sujets radio: Ellen Ichters
Adaptation web: olhor
Genèse du Commodore 64
En présence de certaines personnes, il suffit de prononcer le mot magique de Commodore 64 pour que la conversation soit tout à coup submergée par une vague d’émotion. Certains se souviennent parfaitement de son acquisition ou d'avoir joué à "Bubble Bobble", à "Impossible Mission" ou à " Wizball".
Lorsque Commodore présente son nouveau home computer au CES de Las Vegas en 1982, c’est la cohue. Au milieu des machines d’Atari, d’Apple et de Texas Instrument, très chères, le Commodore promet d’être vendu à 599 dollars de l’époque pour un coût de production de 135 dollars. Avec l’inflation, ça fait un peu moins de 1800 dollars actuels. Une jolie petite somme, mais très vite Commodore va entrer dans une stratégie de vente hyper agressive, et le C64 va se vendre à des millions d’exemplaires: entre 17 et 22 millions selon les estimations.
Un record qui vaudra au petit ordinateur de figurer dans le livre Guinness des records en tant qu'ordinateur le plus vendu, mais surtout de s’infiltrer par les interstices de la culture underground grâce à des caractéristiques singulières, comme l’intégration d’un modulateur de fréquences radio qui lui permettait d’être branché sur une télévision et sa capacité à afficher des sprites, soit des petites images faites de quelques pixels qui se succèdent en boucle et forment une animation.
C’est la base de l’animation du jeu vidéo et l’une des raisons du succès extraordinaire du Commodore 64, l’un des seuls ordinateurs domestiques à survivre à l’immense crash du jeu vidéo survenu en 1983.
Pour parvenir à ce triomphe, il a fallu des années de travail, de recherche, de tests, de fiascos dans un marché en pleine création. Entre les années 1970 et 1980, le monde de l’informatique devient de plus en plus accessible, surtout dans le domaine professionnel. Calculs, saisies, traitement de texte, on n’est pas encore tout à fait dans le mainstream. Pour le quidam, l’informatique se résume aux puces présentes dans les machines à calculer.
Et c’est dans ce domaine que Jack Tramiel, fondateur de Commodore, va tenter de percer. Il n’a peur de rien, lui qui a survécu à l’holocauste et le camp d’Auschwitz.
Jack Tramiel, le fondateur polonais de Commodore
L’homme qui vendra des millions de Commodore 64 naît à Lodz en plein centre de la Pologne le 13 décembre 1928, dans une des périodes les plus difficiles de l’histoire. En 1939, l’Allemagne nazie envahit son pays - c’est la guerre et la déportation. Avec sa famille, ils se retrouvent à Auschwitz. Jack Tramiel, qui s’appelle encore Idek Trzmiel, fait alors partie des enfants examinés par le Dr. Joseph Mengele, surnommé l’ange de la mort.
D’Auschwitz, il est déporté un nouvelle fois à Hanovre. Sur les dix mille personnes qui l’accompagnent, seules soixante seront encore en vie à la libération par les forces américaines en 1945.
Idek Trzmiel a 17 ans en 1947, lorsqu’il embarque pour les Etats-Unis, pour de rejoindre l’armée américaine. Après être devenu Jack Tramiel, son travail consiste d'abord à réparer les machines à écrire.
En quittant l’armée, l’ambition de Tramiel fait écho à celle de nombreuses autres personnes de cette époque: se faire un nom dans ce pays d'opportunités qu'est les Etats-Unis. Comme beaucoup, il cumule deux emplois - dans un magasin de réparation le jour et comme chauffeur de taxi la nuit. Mais bientôt, il va pouvoir fonder sa propre entreprise de machines à écrire, grâce à une rente militaire plutôt dodue.
En quête d'un nom, idéalement à consonance militaire, son regard tombe alors sur une voiture Opel, modèle Commodore. Ce sera parfait: Commodore Portable Typewriter naît au milieu des années 1950, l'âge d'or des machines à écrire comme la Baby Hermes, fabriquée à Sainte-Croix et Yverdon.
Pour Jack Tramiel, tout ne se passe pourtant pas idéalement. L’arrivée massive des machines japonaises sur le marché l’oblige à changer de secteur. Des machine à écrire, il passe aux caisses enregistreuses, mais là encore il se fait broyer par l’avancée des machines japonaises. Son associé lui suggère alors de voyager au Japon pour comprendre comment leur technologie arrive à mettre en péril le marché local américain.
C’est une étape importante qui va changer la vie de Jack Tramiel. Lors de ce voyage, il découvre les calculettes électroniques et comprend très vite que les caisses enregistreuses appartiennent au passé et que l’avenir sera informatique.
Dans les années 1970, Commodore vend ainsi des machines à calculer, grâce à des circuits que lui fournit Texas Instruments. Mais quand cette dernière réalise que le marché est énorme, elle plante un couteau dans le dos de Commodore en vendant ses propres calculettes moins chères. C’est le début d’une longue guerre entre les deux entreprises.
Mais il en faut davantage pour décourager Jack Tramiel. En 1976, sur les conseils de son associé, il fait l’acquisition pour trois millions de dollars de MOS Technology, un fabricant de microprocesseurs. A la tête de la section design de l'entreprise se trouve Chuck Peddle, un homme pour qui l’ère des machines à calculer est révolue et pour qui l’avenir appartient aux ordinateurs.
"Des ordinateurs pour les masses, pas pour les classes"
Une simple citation de Jack Tramiel, fondateur de Commodore suffit à comprendre la motivation derrière la construction d’un ordinateur aussi simple que le Commodore 64: "Computer for the masses, not for the classes", soit "des ordinateurs pour les masses, par pour les classes".
Autrefois, et pendant longtemps, les ordinateurs, après avoir rempli des pièces entières, étaient réservés aux domaines éducatifs, académiques et professionnels. Dans les années 1970, les consoles et jeux d’arcades font leur apparition, avec la création d’Atari.
Mais pour être en contact avec un ordinateur, il faut sortir de chez soi, et débourser beaucoup d’argent. Avec Commodore, tout cela va enfin changer.
En 1980, Jack Tramiel demande à son équipe de construire une machine qui se vendrait à moins de 300 dollars. Le défi prendra forme avec le VIC 20, premier succès de l’informatique domestique, et qui va devenir le premier ordinateur de toute l’histoire à dépasser la barre du million d’unités vendues. Alors que les autres machines sont vendues chez des spécialistes, le VIC 20 est vendu en grande surface. Un excellent moyen de faire entrer l’informatique dans les ménages.
Dans cet ordinateur extrêmement compact, qui à première vue ressemble à un bête clavier totalement rétro, on retrouve une autre petite merveille: une puce graphique baptisée VIC, équipée de trois générateurs de sons.
En 1980, Commodore fait donc plus petit, plus novateur et moins cher que la concurrence. La prochaine étape va être de faire produire par Commodore une console de jeux qui ferait se rejoindre les capacités graphiques et de calcul de ses puces.
Pour cela, l'équipe de Jack Tramiel développe une nouvelle puce graphique, la VIC-II, et puis aussi une nouveauté, la SID, une puce PSG qui permet de programmer du son. C’est justement la SID qui va permettre au Commodore 64 d'offrir de jolis sons.
Comme Commodore produit ses propres processeurs, Jack Tramiel sait qu’il est en mesure de proposer une puissance inégalée de 64 kilobytes pour sa mémoire vive. Ce progrès est tellement gigantesque par rapport au prix de vente que Commodore décide de baptiser sa machine de son propre nom: Commodore 64. Il est commercialisé en janvier 1982 avec un écran en couleurs.
Un ordinateur à moins de 600 dollars
Commodore a réussi un tour de force magistral en proposant en janvier 1982, au Computer Electronic Show de Las Vegas, un ordinateur à moins de 600 dollars, disponible dans les grandes surfaces.
Avec sa capacité de sprites, c’est-à-dire d’afficher des séquences d’animation d’images faites de pixels, le Commodore 64 est la machine parfaite pour téléporter la magie du jeu d’arcade chez soi, à prix accessible. En plus, on peut le brancher sur un moniteur avec une résolution de 320x200 pixels ou tout simplement sur un écran de télévision.
Le Commodore 64 est donc un ordinateur et pas une console de jeux: on peut aussi l’utiliser en mode texte, ou tout simplement programmer, en langage BASIC ou assembleur. Ce n’est pas le grand luxe des ordinateurs, mais il est vraiment bon marché à produire (on estime son coût de production unitaire à 135 dollars pour l’époque).
La mise en vente du Commodore 64 est réalisée dans le courant de l’année 1982. Le public et la presse l'adorent et considèrent que la puce sonore, la SID, est un véritable petit synthétiseur à elle toute seule: elle possède en effet trois canaux, chacun avec son propre générateur d’enveloppe sonore. Un point important dans le monde du jeu vidéo, qui ne va pas sans musique.
Au début pourtant, le Commodore 64 ne se vend pas bien, en raison de défauts de fabrication sur les premiers modèles, mais surtout parce que l’offre en programmes compatibles pour cet ordinateur n’existe pas encore. Mais ce n’est qu’une question de temps, grâce notamment à une politique de prix hyper agressive.
On pense d'ailleurs qu’avec sa politique de prix, Commodore a contribué à précipiter la crise du jeu vidéo de 1983: trop de consoles, trop de jeux, pas assez d’unités. Beaucoup de petits fabricants ont ainsi disparu à ce moment, mais Commodore et son C64 ont survécu.
En 1984, l'entreprise tente de sortir un successeur, le Commodore Plus/4, mais sans capacité de sprites. Le public boude, mais à mesure que des modèles plus complexes sont développés, le Commodore 64 devient la machine d’entrée de gamme, et son prix baisse encore.
Pendant ce temps, Jack Tramiel a pris soin de mettre à disposition du public la documentation nécessaire pour programmer sur le Commodore 64, alors que d’autres comme Atari gardaient jalousement leurs secrets. Une décision très démocratique, qui a probablement contribué à l’accession du C64 au statut d’ordinateur culte, et qui a permis aux développeurs de tirer avantage de toute sa flexibilité, notamment en matière de musique.
L’un des plus grands compositeurs s’appelle Rob Hubbard. Cet Anglais a écrit ou transcrit les musiques d’environ 75 jeux vidéo, dont une bonne partie sur Commodore 64. C’est grâce à lui qu’est né le chiptune ou musique 8-bit. De nombreux groupes se réclament de cet héritage: Flying Lotus, Beck, The Killers, Crystal Castles ou Postal Service.
C’est par ce chemin et par celui de la scène demo, qui rend hommage aux sprites, que le Commodore 64 est entré et est resté dans la pop culture visuelle et sonore.
En 1994, après onze ans et demi de production, le C64 sort du marché. Jusqu’en 1988, il représentait encore 42% du marché aux Etats-Unis, mais l’ascension des jeux sur PC est irrésistible, et Commodore fait faillite. En 1995, les stocks et les brevets de Commodore sont rachetés par la société allemande Escom, qui à son tour ferme ses portes un an plus tard.