L'étau s'est resserré sur toutes les formes d'expression artistique depuis le début de l'invasion en Ukraine. Plusieurs expositions d’art contemporain ont été annulées ou interrompues, souvent sans explications convaincantes, à l’image d'une rétrospective consacrée au Russo-américain Grisha Bruskine à Moscou ce printemps.
Idem dans le domaine de la musique. Sous pression des autorités, des salles de spectacles annulent des concerts d'artistes ayant émis des critiques sur la guerre, comme la chanteuse féministe Manizha. "Parmi les menaces que reçoivent les programmateurs, la plupart sont basées sur l’idée que je ne soutiens pas mon pays", expliquait-elle il y a quelques mois dans la presse. "C’est totalement faux. Je ne soutiens pas l’agression de l’Ukraine, c’est certain. Mais je soutiens la Russie autrement", se défend celle qui a représenté son pays lors de l'édition 2021 de l'Eurovision.
Cet été, le célèbre écrivain ultranationaliste Zakhar Prilepine appelait, avec d’autres confrères, à purger le monde culturel des personnalités qui ne se seraient pas exprimés ouvertement en faveur de la guerre. Un groupe de députés a pris le relais en fin d'année: ils ont créé un "front culturel" exhortant les artistes à la loyauté.
Purge dans le théâtre
Dans le secteur du théâtre, des licenciements ont eu lieu dès les premières semaines de guerre. En juin, le département de la Culture de la ville de Moscou a décidé de changer la direction de trois théâtres phare de la capitale, qui s’étaient distingués par une approche artistique audacieuse, pour y installer des personnalités plus dociles. Des metteurs en scène de renom comme Dmitri Krymov ou Rimas Tuminas ont quitté le pays. Leurs spectacles ne sont plus montrés, ou s’ils le sont, les théâtres sont sommés d’effacer des programmes et des affiches les noms des écrivains ou scénographes en exil.
De son côté, l'ancienne directrice du centre Meyerhold à Moscou, Elena Kovalskaya, a donné sa démission dès les premiers jours de l'invasion. Selon elle, il est vain d'essayer de composer avec la censure. "On peut essayer de faire des compromis, de s'entendre avec les autorités (...) afin de préserver son théâtre et la possibilité pour les acteurs d’y jouer, mais vous serez toujours viré tôt ou tard", dit-elle.
Elle cite notamment le limogeage tout récent d’Alexander Kouliabine, à la tête d’un des théâtres les plus populaires de Sibérie, à Novossibirsk. Son fils, metteur en scène dans ce même théâtre, avait tenu des propos anti-guerre.
Pour rester libre, se réinventer
Toutefois, Elena Kovalskaya n'a pas quitté la Russie. Elle a lancé, avec d’autres, le site Resistancetheatre (voir encadré). Elle cite aussi d’autres projets alternatifs et indépendants, comme "Les" ("La Forêt"), né il y a deux ans à Saint-Pétersbourg. "Un exemple d'auto-organisation qui a commencé avec le metteur en scène Boris Pavlovich et de jeunes artistes ou passionnés se réunissant pour lire le philosophe russe Bibikhine. De ces lectures est né un projet de théâtre qui a germé comme un champignon dans tout le pays, avec des performances dans des cafés, des bibliothèques, des petites salles, ou dans les rues", résume-t-elle.
"Les gens négocient eux-mêmes les conditions de leurs spectacles, financent leur propre travail ou le font gratuitement. Ce projet n'a pas de centre, pas de leader. Dans certaines pièces, les gens parlent de ce qu'ils ressentent par rapport à la guerre, dans d'autres non."
Selon elle, c’est à l'heure actuelle le projet théâtral "le plus puissant politiquement". "Parce qu'il s'oppose à tout le système du théâtre russe, qui est une copie de l'État, avec ses principes de pouvoir et de subordination. Il n'y a rien de tel dans 'Les'. C'est une alternative puissante de résistance à l'État et au théâtre d'État!".
Le cinéma russe en mal d'Hollywood
L'industrie du cinéma est elle aussi bouleversée par la situation géopolitique. Le public russe - à l'instar de nombreux pays occidentaux - consomme essentiellement des productions hollywoodiennes. Les sanctions ne s’appliquent pas dans ce secteur, mais après l’invasion de février, la plupart des grands studios américains comme Disney, Warner Bros. ou Paramount ont suspendu la distribution de leurs films en Russie.
En l'absence de ces blockbusters, les recettes du box-office ont chuté de près de moitié en 2022. "Le public quotidien, celui qui allait voir chaque semaine les nouveautés, allait voir les films hollywoodiens", confirmait Anton Dolin, spécialiste du cinéma russe, vendredi dans l'émission Tout un monde.
Il explique que dans les grandes villes, les salles peuvent survivre en diffusant de vieux films ou des films d'auteurs, comme le vainqueur du dernier festival de Cannes.
Production nationale compliquée
Mais dans le reste du pays, tout le monde attend la sortie d'Avatar ou du dernier Marvel. En conséquence, des salles "ont commencé à pirater certains films, les prendre sur internet et les montrer sur grand écran", ajoute Anton Dolin. Les cinémas espèrent pouvoir se tourner vers l'industrie nationale pour trouver des solutions.
Le blockbuster russe Serdtse Parmy ("Coeur de Permie"), sorti cette année, a par exemple permis de redresser légèrement la fréquentation des salles. Toutefois, la production d'un long-métrage prend du temps. Il est donc impossible d'en produire suffisamment en quelques mois.
Autre écueil: nombre de films indépendants étaient jusqu'à présent soutenus par la fondation de l'oligarque Roman Abramovitch, désormais sous sanctions occidentales.
Retour de la censure
En outre, la tendance est plutôt à la rétention des sorties. Plusieurs films russes déjà terminés, qui comptaient à leur générique des acteurs ou actrices ayant dénoncé publiquement la guerre en Ukraine, n’ont toujours pas été montrés dans les salles, ni à Moscou ni en province.
D’autres long-métrages semblent aussi visés en raison de leur contenu. Anton Dolin donne l'exemple de "La Fuite du capitaine Volkonogov", présenté en 2021 à la Mostra de Venise. "C'est un film qui parle de l'époque de la grande terreur stalinienne. C'est un film qui parle du passé, mais tout le monde en Russie a compris que c'est un film qui parle aussi, métaphoriquement, du présent", raconte-t-il.
Depuis le début de la guerre, la première en Russie a été annulée, sans raison apparente, et le film n'a toujours pas été projeté dans le pays, alors qu'il avait pourtant été financé par le ministère de la Culture.
Paradoxalement, ce financement est aussi un handicap pour son exploitation à l'international. Par exemple, lorsque "La Fuite du capitaine Volkonogov" a été montré à Prague, il a suscité une vive réaction de la part d'Ukrainiens estimant qu'il ne devait pas être montré. "Une partie d'entre eux estiment que peu importe le thème du film, ce qui compte, c’est qui donne l’argent. Si c'est l'Etat russe, c’est criminel. Si ce sont des oligarques liés d’une manière ou d’une autre au gouvernement russe, c’est criminel aussi", explique le spécialiste.
S'exiler ou s'adapter, deux options compliquées
D'Andrei Zviaguintsev à Nigina Sayfullaeva en passant par Kirill Serebrennikov, nombreux sont les cinéastes à avoir quitté le pays. Certains ont des projets en cours à l’étranger quand "d’autres sont désespérés et ne trouvent rien", ajoute Anton Dolin. "J’en connais qui reviennent en Russie de temps en temps pour gagner un peu d’argent en faisant des publicités, dans l’anonymat".
Autre solution: faire le jeu du pouvoir. Ces derniers mois, le gouvernement russe incite à la production de films ou documentaires patriotiques. Mais selon Anton Dolin, les spectateurs en Russie ont de moins en moins envie de voir des films de guerre.
Sujets radio: Isabelle Cornaz
Texte web: Pierrik Jordan
Du théâtre de résistance et de réflexion
Ancienne directrice artistique du centre Meyerhold à Moscou, Elena Kovalskaya mise sur l'existence d'un théâtre alternatif, loin des codes et des structures imposées par l'Etat russe.
Son projet "théâtre Résistance", né après le début de la guerre, en fait partie. "L’un des objectifs est de garder le lien entre les artistes de théâtre restés au pays et ceux qui ont pris le chemin de l’exil, et de maintenir aussi le contact avec les artistes occidentaux », explique-t-elle.
Une collaboration est en cours avec des artistes de la petite ville norvégienne de Kirkenes, voisine de la Russie. D’autres performances abordent des thématiques sensibles, qui font écho à la situation actuelle. C'est le cas du spectacle de l’acteur Alexander Kudryashov, dont le père a combattu pendant la guerre de Tchétchénie. Et en marge de cette nouvelle guerre en Ukraine, "il se souvient de ce que la guerre de Tchétchénie a causé chez lui", raconte Elena Kovalskaya.
Réflexions sur les réflexes coloniaux
Ce spectacle a été montré en Géorgie, en Arménie, en Asie centrale, et uniquement en ligne pour le public moscovite. Mais le fait que l’auteur donne la parole à son père russe et pas à la population tchétchène, victime de la guerre, a été critiqué par une partie du public.
"On commet des erreurs, on reçoit des retours, parfois sévères, c’est comme ça que l'on apprend", reconnaît Elena Kovolskaya. "À l’annonce de la mobilisation en septembre dernier, lorsque des artistes russes se sont précipités dans des pays d’Asie centrale, nous avons découvert comment notre colonialisme se manifestait, y compris chez des artistes qui semblent si jeunes, et pas autoritaires."
"Par exemple, il y a un jeune metteur en scène qui a proposé publiquement d’organiser une grande réunion pour développer le théâtre kazakh. Sans même connaître le théâtre kazakh, il estimait qu’il fallait le développer et que c'est une tâche qui revenait aux artistes russes".
Pour les artistes russes, il n’est pas toujours évident de trouver sa place en exil, alors que le Kremlin poursuit son offensive. D’autant que la culture est utilisée comme une arme dans cette guerre. Le pouvoir russe nie à l’Ukraine son droit à une culture et une identité propre. Kiev reproche à la Russie de piller les œuvres d’art des musées ukrainiens dans les zones occupées.