Etienne Delessert est l'une des personnalités qui ont habité l'imaginaire des enfants qui ont grandi en Suisse romande dans les années 1970 et 1980. Nombre d'entre eux ont eu entre leurs mains un album illustré par Etienne Delessert, où rôdait par exemple un crocodile, ou ont suivi les histoires de Yok-Yok à la télévision.
Pourtant, nul n'est prophète en son pays. Le Lausannois, installé depuis près de quarante ans aux Etats-Unis, pourrait léguer toutes ses créations à un musée de son pays d'adoption.
"La mémoire risque un douloureux réveil lorsqu'on s'étonnera de devoir aller au Musée Norman Rockwell de Stockbrige pour contempler les œuvres du Vaudois Delessert." Jeudi, dans une lettre ouverte adressée à la conseillère d'Etat vaudoise Nuria Gorrite et publiée dans le journal 24 heures, Jacques Poget, journaliste et ami d'Etienne Delessert, s'inquiète de voir partir le travail de l'illustrateur outre-Atlantique.
"Tout est tombé à l'eau"
"A 82 ans, Etienne Delessert se soucie de l'avenir de son oeuvre. Il a proposé au Musée Jenisch de Vevey de lui léguer l'essentiel de ses œuvres actuellement en sa possession. Par manque de ressources humaines et de place, le Musée Jenisch a dû renoncer à accueillir l'ensemble", raconte Jacques Poget samedi dans l'émission de la RTS Forum.
Le Service vaudois des affaires culturelles (SERAC) s'est donc proposé pour coordonner l'accueil du don entre le Musée Jenisch, le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) et la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCUL). Car chaque institution est indépendante dans le choix de ses acquisitions.
"Tout est tombé à l'eau", regrette Jacques Poget. Le SERAC a indiqué que seul le volet "Jeunesse" de l'oeuvre d'Etienne Delessert – environ 440 exemplaires et 750 illustrations – pouvait être conservé à la BCUL. "Le canton n'a pas pris la mesure du problème, estime-t-il. Les trois institutions ont examiné la situation chacun de leur point de vue." Le SERAC s'est défendu en expliquant qu'il avait tenté de trouver des solutions.
Grand Prix suisse de design
Le couperet du SERAC est tombé deux jours avant que l'Office fédéral de la culture décerne à Etienne Delessert le Grand Prix suisse de design 2023. "C'est assez navrant", déclare Jacques Poget, qui est aussi l'ancien rédacteur en chef de 24 heures. Et d'ajouter: "Il n'est pas ignoré par le canton de Vaud. Mais ce dernier ne peut pas accueillir son oeuvre pour des questions administratives et budgetaires."
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Graphiste de formation, Etienne Delessert s'est fait connaître à Paris et à New York d'abord dans la publicité, les affiches, puis dans l'illustration, les films d'animation et la peinture, rappelle Jacques Poget. D'ailleurs, le MCBA possède déjà deux portraits, un de Charles Ferdinand Ramuz et un autre de Jean-Luc Godard, réalisés par Etienne Delessert. "Le Musée des beaux-arts trouve que c'est suffisant. Etienne Delessert en proposait pourtant beaucoup d'autres."
Il manque une volonté politique, dit-il, en échafaudant l'idée d'un partenariat public-privé.
Tout ou rien
Selon 24 heures, les négociations n'ont pas abouti, aussi parce que les discussions "se sont mal emmanchées" en raison des "exigences élevées" formulées par l'illustrateur en matière de mise en valeur future de son œuvre. Il voulait en effet effectuer un prêt, et non pas un don. Il souhaitait par ailleurs que ses œuvres soient montrées régulièrement au public et qu'une monographie soit réalisée.
Jacques Poget souligne que, pour l'artiste, il est très important que toute sa production soit rassemblée au même endroit. "Il préférerait que ce soit dans le canton de Vaud, sa patrie, plutôt qu'au Musée Norman Rockwell de Stockbridge, qui le courtise depuis plusieurs années et auquel il devrait finalement céder ses oeuvres."
Au-delà du cas d'Etienne Delessert, le canton de Vaud indique également qu'il est de plus en plus rare que les musées acceptent des fonds entiers d'ateliers d'artistes.
Propos recueillis par Renaud Malik/vajo