Depuis le début de l’année, une expression semblait incontournable et promise à devenir le mot de l’année 2023: "intelligence artificielle". Au terme de deux heures de délibérations, samedi 25 novembre, elle n’a pourtant fini qu’en deuxième position. Par une voix d’écart, acquise lors du dernier tour de scrutin, le mot romand de l’année est "décombres".
Comme le relève le président du jury romand, Nicolas Pepin, "parmi les 1,5 million de mots mis en évidence dans le corpus compilé par la Haute Ecole des Sciences appliquées de Zurich (ZHAW), "décombres" est l'un de ceux qui ressortent le plus souvent des articles de presse en 2023".
Le mot "souligne aussi la recomposition d'un ordre géopolitique mondial concurrencé par le sud global", selon la ZHAW. En Suisse, "décombres" fait allusion à la chute de Credit Suisse et à la fragilité du système financier.
En plaçant l’expression "coûts de la santé" sur la troisième marche du podium, le jury a voulu par ailleurs souligner l’enjeu de société que représente ce thème dans un contexte de renchérissement généralisé du coût de la vie où les individus assument un quart des coûts de la santé en Suisse.
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Un jury de professionnels de la langue
Chaque année depuis 2017, des scientifiques analysent la base de données du discours suisse Swiss-AL et déterminent, pour chaque langue, les mots qui ont été utilisés le plus fréquemment ou de manière nettement différente en 2023 que les années précédentes. Ensuite, un jury de professionnels de la langue choisit les trois mots les plus marquants dans cette liste, ou parmi les propositions du public ou encore sur la base de leur propre expérience.
Le jury romand 2023 était composé d’Alice Delorme Benites (professeure), Jérôme Cachin (journaliste), Laura Delaloye Saillen (linguiste), Carolina Katún (chanteuse), Alexia Kohli (étudiante), Alizée Lombard (spécialiste des innovations lexicales), Sarah Najjar (illustratrice de bandes dessinées), Nétonon Noël Ndjékéry (écrivain), Renato Weber (traducteur littéraire), Marie Léa Zwahlen (déléguée culturelle).
Les lauréats des autres langues nationales
En Suisse alémanique, suite à l’absorption du Crédit suisse par l’UBS, un monstre bancaire est né et c'est l’expression
"Monsterbank"
qui a été choisie pour devenir le mot de l’année. En lien avec le thème de l’intelligence artificielle, le jury alémanique a placé
"Chatbot"
sur la deuxième marche du podium. Un chatbot est un programme informatique qui simule une conversation humaine et permet aux humains d’interagir avec des terminaux digitaux comme s’ils et elles communiquaient avec une personne réelle. A la troisième place, on trouve
"Ghosting"
, soit l’action de faire le fantôme, de ne plus répondre, de rompre tout contact, sans donner d’explications.
Le jury italophone a consacré l’abréviation "GPT" (de l’anglais Generative Pre-trained Transformer) qui, en italien, s’emploie communément pour parler de l’intelligence artificielle. Le terme "tunnel", qui arrive deuxième, renvoie évidemment au Gothard, qui relie le Tessin au reste de la Suisse et qui a connu de nombreux problèmes et accidents cette année. Depuis quelques semaines, le mot résonne tragiquement dans les médias, en rapport avec les tunnels creusés sous la bande de Gaza. Enfin, "ecoansia" qui monte sur la troisième marche, correspond à l’expression écoanxiété que nous connaissons en français.
"Solarexpress"
est le mot de l'année en Suisse rhéto-romane. Il s'agit d'une initiative pour les énergies renouvelables qui promeut les installations photovoltaïques sur les sommets alpins. Dans le canton des Grisons, notamment, elle a suscité des débats passionnés.
Deuxième, "Igl Rutsch" signifie littéralement la coulée. La locution évoque l’éboulement gigantesque qui a failli rayer de la carte le petit village de Brienz (GR) au début de l’été 2023. D’un point de vue linguistique, la locution est intéressante, car elle associe un substantif germanophone à un déterminant romanche! L’expression "regulaziun proactiva" (régulation proactive), troisième, renvoie à une décision du parlement grison visant à permettre l’abattage proactif de toute une meute de loups, bien que la législation fédérale ne l’y autorise pas.
fb avec ats
Le commentaire de Francesco Biamonte, producteur radio de la RTS qui a assisté aux débats du jury
Ainsi, le mot romand de l’année nous parle des ruines. Et des gens qui regardent ces ruines, en se demandant si leurs proches respirent encore. Le jury romand, par une courte voix, choisit la gravité, et pose une stèle sur des monceaux de gravats, sur les quartiers anéantis, les villages effondrés.
C’est l’œuvre des armes de guerre bien sûr, en Ukraine ou à Gaza. Ailleurs, ce sont les séismes, comme en Turquie, en Syrie, en Afghanistan ou encore au Maroc. Et puis les décombres emportés par les eaux en Libye lors de la tempête Daniel, dans laquelle les climatologues reconnaissent la présence du facteur humain. A travers l’insuffisante qualité des infrastructures, mais aussi par l’impact du réchauffement causé par l’activité humaine.
De ce point de vue le mot "décombres" rejoint d’autres mots candidats au titre de mot de l'année: "chaleur", "climatosceptique". Dans le jury, certains membres trouvaient déjà "chaleur" trop banal, pas assez millésimé, pas assez 2023 – comme si l’habitude du discours climatique avait amorti l’effet ou le souvenir des nombreux records mondiaux battus en 2023. Pas vraiment de climatoscepticisme, à proprement parler, mais presque un haussement d’épaules. D’autres, posant sur les mots de l’année un regard journalistique, défendaient davantage des termes coïncidant avec des événements précis ("couronnement").
Cette logique journalistique prévaut en Suisse alémanique: le mot (critique) "Monsterbank" place l’UBS sur la plus haute marche du podium. Un tournant d’époque perçu partout à travers les AI, qui figurent sur les podiums suisse italien ("GPT", 1ère place), alémanique ("chatbot", 3e place) et romand ("intelligence artificielle", 2e place).
Mais le jury romand lui a préféré "décombres". Un mot qui embrasse davantage de réalités. Et qui peut devenir la métaphore d’un sentiment.
De manière singulière, une membre de ce jury romand a défendu "décombres" pour ce que ce terme invite à faire: construire quelque chose d’autre. L’histoire même de ce mot invite à cette lecture, car dans l’histoire de la langue, "décombre" descend de "décombrer", qui est le contraire d’"encombrer". "Décombrer", c’est débarrasser le vieux monde des vieux gravats qui l’encombrent. Ainsi cette linguiste a vu dans "décombres", par-delà la tristesse que charrie ce mot, un appel. A construire autrement, et mieux.
Résultats du sondage réalisé sur RTSculture.ch
La semaine dernière, nous soumettions une douzaine de mots et expressions issus du corpus de texte de l'Université de Zurich aux lecteurs et lectrices de RTSculture.ch.
Les résultats de ce sondage (218 réponses obtenues) sont les suivants: 29,5% des participants et participantes ont choisi "ChatGPT/intelligence artificielle" comme terme le plus pertinent pour devenir le mot romand de l'année. Suivent "chaleur/température" avec 20% des voix, puis "inflation/renchérissement" avec 18,6%. Quant au terme choisi par le jury, "décombres", il arrive en cinquième position avec seulement 6,7% des voix, juste après "primes" (12.4%).