Après plus de dix ans de péripéties financières, d’oppositions déposées par des associations ou des voisins et de polémiques, le grand Musée Chaplin est, si l’on en croit ses promoteurs, dans la dernière ligne droite. Un permis de construire a été délivré en juin 2010, et le montage financier est "à bout touchant" expliquent l'architecte suisse Philippe Meylan et le scénographe québécois Yves Durand qui vantent "un produit d’appel phare pour la Suisse avec 300 000 visiteurs par an".
Le "musée des temps modernes" est sur les rails et l'ouverture des portes du "Chaplin's World" serait ainsi imminente. Serait. Car ce projet dont les coûts sont passés de 25 millions en 2002, à 35 millions en 2007 et à environ 60 millions de francs en 2011 reste parsemé de nombreuses zones d’ombre.
"Sauveurs"
En 2008, le Manoir de Ban a été racheté pour 7,3 millions de francs par deux milliardaires luxembourgeois – Gérard Lopez et Eric Lux – et leur société d’investissement privée Genii Capital, par ailleurs propriétaire de l’écurie de Formule 1 Renault (aujourd’hui Lotus Renault GP).
La vente s’était faite dans l’urgence, après que quatre communes qui depuis 2003 cautionnaient un prêt pour fondation du Musée Chaplin aient décidé de se retirer du jeu car elles ne voyaient encore rien venir du projet. La fondation, où siègent des représentants de la famille et des municipalités, décidait de vendre son seul bien. Philippe Meylan sortait de son chapeau le tandem Lopez et Lux, rencontrés neuf ans auparavant sur des opérations immobilières et présentés comme des "sauveurs".
"Je crains que cela ne débouche sur une très belle opération immobilière. Les Chaplin auront alors tout perdu", confie un Suisse qui s’intéresse au dossier. L'ex-trésorière de la Fondation, Laurence Dellenbach, contrainte à la démission, abonde dans ce sens: "Le manoir a été bradé" explique-t-elle, et la famille Chaplin n'a aucune possibilité de récupérer son bien si le musée ne devait pas voir le jour.
Recherche de sponsors
Philippe Meylan s’est toujours défendu d’un tel scénario. Il affirme se démener pour boucler le montage financier. Outre la recherche des sponsors parmi lesquels figurent déjà Nestlé, des investisseurs ont été approchés. Lesquels? Le promoteur reste muet.
Les richissimes Luxembourgeois en feront-ils partie? Contacté par téléphone, Gérard Lopez dit vouloir que Genii Capital "reste propriétaire des murs du domaine Chaplin" et à terme devienne actionnaire de la future société de gestion du musée, à une hauteur qui reste à fixer. Il ajoute que "Philippe Meylan doit trouver un financement",restant flou quant à un éventuel nouvel apport de fonds.
Liens embarrassants?
Certains des liens de Gérard Lopez pourraient s’avérer embarrassants. Depuis le rachat de l’écurie de Formule 1 Renault en 2010, Genii Capital développe ses activités en Russie. Pour faciliter cette implantation, Gérard Lopez a engagé le jeune pilote russe Vitaly Petrov qui a amené dans ses bagages de gros sponsors. Et qui s’avère surtout être le protégé d’un certain Ilias Traber, un homme à même d’ouvrir des portes en Russie.
Surnommé "l’Antiquaire", ce Gréco-Russe a fait fortune dans le commerce d’antiquités et les activités portuaires à Saint-Pétersbourg, et conserve des liens avec des proches de Vladimir Poutine. Malgré quelques ennuis. Comme le prouve un fax d’Interpol dont la TSR a reçu copie, il est interdit de séjour à Monaco pour ses liens présumés avec le crime organisé en Russie. Selon nos informations, il est également sous enquête préliminaire de la police fédérale helvétique.
Or, coïncidence ou pas, Ilias Traber vit depuis 2006 dans une somptueuse propriété à la Tour-de-Peilz entre Montreux et Vevey, à quelques kilomètres du Manoir Chaplin. C’est là que Gérard Lopez reconnaît lui avoir rendu visite "une fois pour discuter de Formule 1 et du pilote Vitaly Petrov". Selon plusieurs sources, d’autres rencontres ont eu lieu pour évoquer des projets d’investissements.
Agathe Duparc et Marc Allgöwer
Les Chaplin et le Manoir de Ban
C’est sur la Riviera vaudoise, dans la petite commune de Corsier-sur-Vevey, qu’en décembre 1952 Charlie Chaplin fit l’acquisition du Manoir de Ban, une maison de maître du XIXe siècle située dans un domaine de 14 hectares avec forêt et vue sur le lac. Contraint de s’exiler des Etats-Unis alors que le maccarthysme battait son plein, le cinéaste y vécut jusqu’à sa mort un jour de noël 1977, entouré de sa nombreuse famille.
Un musée des temps moderne toujours virtuel et sans collections
L’ambition des promoteurs est de réaliser «plus qu'un musée», un espace qui se situerait à la frontière des univers du divertissement et de la culture. Le «Chaplin’s World» n’abritera aucune collection: les archives photo de Chaplin viennent d’être déposées au Musée de l’Elysée à Lausanne, les archives papiers sont à Montreux et les bobines de films à Bologne.
Outre la rénovation du Manoir de Ban, le projet prévoit la construction d’un hall d'exposition dédié à l'œuvre cinématographique, mariant scénographie, décors animés, multimédia, imagerie 3D, acoustique ambiophonique et effets spéciaux. Le Suisse François Confino, concepteur du Musée du cinéma de Turin, a été mis à contribution.
A.D.