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Le bouleversant livre "Réparer les vivants" arrive sur grand écran

L'auteure Maylis de Kerangal et la réalisatrice Katell Quillévéré. [AFP - Tiziana Fabi]
La réalisatrice Katell Quillévéré présente "Réparer les vivants", adapté du roman de Maylis de Kerangal. / Vertigo / 10 min. / le 27 octobre 2016
L'adaptation cinématographie du livre "Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal sort sur grand écran le 2 novembre. L'occasion de revenir sur un livre d'une rare intensité littéraire. Par Jean-Marie Félix.

Il s'appelle Simon Limbres, il a dix-neuf ans. Il aime avant tout surfer sur les rouleaux océaniques, près du Havre. Au retour d'un ride matinal, Simon est victime d'un accident de la route. Le diagnostic est implacable: mort cérébrale.

Dès les premières heures de cette journée, une chaîne humaine va se former autour du cas Simon Limbres, autour de son corps et de sa mémoire. Professeurs de médecine, infirmières, chirurgiens et proches, tous vont unir leurs efforts pour que cette mort abrupte puisse offrir une nouvelle vie à plusieurs patients en attente d'organes.

Pulsation cardiaque

"Ce qu'est le coeur de Simon Limbres, ce coeur humain, depuis que sa cadence s'est accélérée à l'instant de la naissance quand d'autres coeurs au-dehors accéléraient de même, saluant l'événement, ce qu'est ce coeur, ce qui l'a fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre, ce qui l'a étourdi, ce qui l'a fait fondre – l'amour; ce qu'est le coeur de Simon Limbres, ce qu'il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d'un corps de vingt ans, personne ne le sait au juste…"

Cette phrase initiale et méandreuse qui s'étend sur deux pages, Maylis de Kerangal l'a conçue sur le modèle de la pulsation cardiaque. D'emblée, le lecteur est à l'écoute de ce coeur jeune qui, vingt-quatre heures plus tard, sera transplanté dans la poitrine d'une receveuse plus âgée.

Tragédie contemporaine

Dans un espace géographique et temporel resserré, "Réparer les vivants" respecte les unités de la tragédie. Tragédie contemporaine que l'auteure a conçue comme une chanson de geste. Récit d'un fait d'éclat héroïque accompli par une communauté humaine.

Certes, la thématique du don d'organe intéresse la romancière depuis plusieurs années. Elle qui en 2007 publiait dans un recueil collectif une nouvelle intitulée "Coeur de nageur pour corps de femme compatible". Elle qui, pour documenter son récit, a assisté à une telle transplantation. Certes, son écriture témoigne d'une précision technique et d'une rigueur anatomique implacables. Certes, une telle histoire évoquée avec empathie et respect est à même de mettre en lumière la détresse de malades dont la vie est suspendue à la mort hypothétique d'un donneur.

Mais la plus belle réussite de "Réparer les vivants" réside dans le projet poétique de Maylis de Kerangal. En près de trois-cents pages à l'écriture serrée comportant de rares dialogues, elle y déploie la cartographie d'un coeur. Coeur du sujet, siège des émotions.

Le cœur de Simon migrait dans un endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de son fils?

Extrait de "Réparer les vivants" de Maylis de Kerangal

Réparer les vivants

N'hésitant pas à convoquer l'imagerie christique du corps en gloire, l'auteure dresse des tableaux d'une beauté fulgurante, aux accents mythologiques. Comment ne pas être bouleversé par la figure de cet infirmier chanteur, Thomas Rémige, chargé de redonner forme humaine au corps de Simon, après le dépeçage effectué par les chirurgiens?

"Le corps de Simon Limbres est désormais une dépouille. Ce que la vie laisse derrière quand elle s'est retirée, ce que la mort dépose sur le champ de bataille. C'est un corps outragé. Châssis, carcasse, peau. […] Alors est-ce ce geste de coudre qui a reconduit le chant de l'aède, celui du rhapsode de la Grèce ancienne, est-ce la figure de Simon, sa beauté de jeune homme issu de la vague marine, ses cheveux pleins de sel encore et bouclés comme ceux des compagnons d'Ulysse qui le troublent, est-ce sa cicatrice en croix, mais Thomas commence à chanter. Un chant ténu, à peine audible par celui ou celle qui se trouverait avec lui dans la pièce, mais un chant qui se synchronise aux actes qui composent la toilette mortuaire, un chant qui accompagne et décrit, un chant qui dépose."

Une chaîne humaine

C'est dans cette scène comparable à un rituel funéraire antique que le titre (emprunté au "Platonov" de Tchékhov) prend tout son sens. Par son acte, Thomas, restaure la dépouille d'un mort dont les organes prélevés serviront à réparer le corps défectueux de plusieurs vivants.

Par son empathie, son écoute, sa prise en charge du processus du début à la fin, l'infirmier orchestre l'héroïsme collectif d'une chaîne humaine au service de la vie. "Réparer les vivants", c'est enfin réconforter les survivants, les proches amenés à entrer dans une dimension sacrificielle du corps.

Pour toutes ces raisons et pour cent autres, quelles que soient les qualités de l'adaptation cinématographique de "Réparer les vivants", il est indispensable de revenir à la puissance littéraire d'un roman à coeur battant qui marqua un jalon indélébile dans la vie de lecteur du soussigné.

Jean-Marie Félix/ld

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Une adaptation cinématographique signée Katell Quillévéré

La réalisatrice Katell Quillévéré sort son troisième long métrage, "Réparer les vivants", adapté du roman de Maylis de Kerangal (éditions Verticales), à découvrir dans les salles de Suisse romande dès le 2 novembre 2016. Avec Emmanuelle Seigner, Tahar Rahim et Kool Shen, le rappeur de NTM et Anne Dorval.