"Orange mécanique", un parfum de scandale signé Stanley Kubrick
Grand Format
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AFP - Collection Christophel / Warner Bros / Hawk films
Introduction
Sorti en 1971, ce film aussi culte que violent narrant les errances nocturnes d'un sinistre quatuor, puis le traitement de choc infligé à l'un d'eux, avait déclenché une grosse pagaille.
Chapitre 1
Les origines
L'histoire tragique de "Orange mécanique" commence en 1944 quand une femme prénommée Lynne est agressée et violée par quatre G.I.s déserteurs. Le mari de la victime, l'écrivain britannique Anthony Burgess, s'inspire de ce drame pour écrire "A Clockwork Orange", qui sera traduit par "L'Orange mécanique". Le livre paraît en 1962 et rencontre un succès considérable.
Anthony Burgess rédige un roman d'anticipation sur la violence et le cynisme de la jeunesse dans une société future. D'après l'écrivain lui-même, le titre provient d'une vieille expression de la classe ouvrière populaire "He's as queer as a clockwork orange" ("Il est bizarre comme une orange mécanique") pour désigner quelqu'un de très étrange, proche de la folie.
C'est d'ailleurs cette folie qui intéresse Stanley Kubrick dès 1969. Le réalisateur américain, qui vient de recevoir un Oscar pour "2001, l'Odyssée de l'espace", lit le roman de Burgess et est fasciné, à tel point qu'il se lance directement dans l'écriture d'un script. Il l'achève en janvier 1970. C'est la première fois qu'il travaille seul sur une adaptation, un travail qu'il juge facile puisqu'il est inutile à ses yeux d'ajouter ou de retrancher quoi que ce soit au roman.
Simplement intitulé "Orange mécanique" dans sa version française, le long-métrage sort en 1971 et fait immédiatement scandale. Mais le 7e art, sans ce film culte, n'aurait pas été tout à fait le même.
Chapitre 2
Stanley Kubrick, un monstre sacré
Reuters - Stringer
Qui est Stanley Kubrick? Un réalisateur génial ou un fou qui fait du cinéma? Quand on écoute sa veuve, Kubrick est davantage un homme aimant sa famille que le monstre parano décrit par les médias et le milieu du cinéma. En fait, il est un peu de tout, c'est la force des génies. Car Kubrick est un génie!
Né en 1928 à New York, Stanley est un petit garçon asocial, taciturne, maniaque et manipulateur. Il est un redoutable joueur d'échecs, mais aussi un mauvais élève qui s'ennuie à l'école. En grandissant, il travaille comme photographe avant de se tourner vers une autre pellicule. Il ne fait pas d'école de cinéma, mais sait utiliser la caméra comme un stylo pour exprimer ses idées.
Adulte, il devient cet homme aux yeux noirs et tristes, qui ne rit jamais, qui sourit à peine, au fond pas très sympathique. Devenu célèbre, il s'enferme en lui-même, se coupe des autres. Il est mégalo, il est méticuleux.
Kubrick n'écoute personne à part Kubrick. Il ne donne pas d'interview. Ou si rarement que cela devient anecdotique. Un jour, il en accorde une au magazine Books: après 8 heures d'entretien, il relit le texte et n'en retient que quatre lignes.
Mais Kubrick, c'est dès ses débuts un amour fou pour le cinéma et une quête de la perfection dans la construction picturale. En 1950, il filme un documentaire sur la journée d'un boxeur et le vend sans problème. Puis c'est "Flying Padre", l'histoire d'un prêtre du Nouveau-Mexique qui se rend de paroisse en paroisse à bord d'un avion pour porter la bonne parole.
Ensuite viennent les fictions et c'est là que Stanley Kubrick devient ce qu'il promettait d'être: un génie. Le cinéaste impose son style et explose tous les cadres connus des genres pour en faire une peinture, une fresque tragi-comique de la nature humaine et de la folie du monde.
Quand il se lance dans une comédie de mœurs, il réalise "Lolita" sur fond de mambo, aussi drôle que glauque. Quand il s'essaie à la science-fiction, il sort "2001, l'Odyssée de l'espace". C'est beau, mais on n'y comprend rien et 30 ans après, on n'y comprend toujours rien.
Les films de Stanley Kubrick s'adressent à un public cosmopolite et de tous les pays, toutes les classes sociales, toutes les religions (...) C'est un cinéma qui touche à l'universel
Quand il choisit un film de guerre, il n'imagine pas de joyeux soldats qui sauvent le monde. Ses soldats sont destructeurs, pris dans un engrenage dont ils ne comprennent pas les rouages: la bombe A du "Dr Follamour", les bidasses et le sergent sadique de "Full Metal Jacket", les traîtres à la patrie des "Sentiers de la gloire".
Et il y a toujours des fous dans les films de Kubrick, que ce soit la bande dévastatrice de "Orange mécanique" ou l'écrivain allumé interprété par le génial Jack Nicholson dans "Shining". Le monde est fou et Kubrick filme le monde.
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Chapitre 3
L'histoire
afp - Archives du 7eme Art
Alex de Large est un jeune chef de bande fanatique de Beethoven qui libère chaque jour ses pulsions sadiques en organisant des raids extrêmement brutaux où s'unissent le plaisir destructeur et le désir orgiaque.
Lui et ses compagnons, les Droogs, s'amusent à tabasser un clochard, violent la femme d'un écrivain, tabassent l'écrivain, se battent entre eux. Mais comme cela devait arriver, Alex finit par tuer une femme.
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Abandonné sur place par ses camarades, le caïd, surpris par la police, est emprisonné. La "bonne volonté" dont il fait soudainement preuve en prison l'amène à subir, de son plein gré, l'expérience d'une nouvelle méthode thérapeutique visant à le dégoûter de la violence et de sa tendance à l'érotisation ultime.
Sur fond de Beethoven, on force Alex à visionner des images toutes plus terribles. Gavé, écoeuré, il en acquiert une nausée chronique contre toute forme de violence, verbale, physique ou sexuelle.
A la fin du traitement, auquel le ministre en place tient beaucoup, on le libère, malgré les objections métaphysiques de l'aumônier. Mais le retour à la vie ne se fait pas sans heurts, ni sans surprises. Alex se retrouve confronté, impuissant, à toutes sortes d'agressions qui le pousseront à l'extrême. Mais on s'arrête là...
Le tournage de "Orange mécanique" se déroule entre septembre 1970 et avril 1971, soit le film le plus rapidement tourné par le réalisateur.
Alex est interprété par Malcolm McDowell, un jeune acteur anglais de 27 ans avec des beaux yeux bleus qui est en pleine révolution baba-cool. Il disait vouloir changer le monde et l'ordre établi sans fusils, mais en manifestant. "Nous étions naïfs", affirme-t-il. C'est alors que Kubrick le contacte et lui impose une cure radicale contre la naïveté.
McDowell se retrouve dans la peau d'un psychopathe qu'il lui faut rendre sympathique. Au moment du tournage, l'acteur doit aussi affronter un Stanley Kubrick entièrement tourné vers son art, sans aucun égard ou presque pour le matériel humain qu'il emploie.
Le cinéaste ne ménage pas l'acteur, mais le fait aussi entrer dans la légende du cinéma. Car ce que l'on retient d'"Orange mécanique", c'est avant tout un regard fou qui inspire la terreur, puis un oeil ouvert aux forceps pour forcer un homme à ingurgiter des images.
On se souvient de cet Alex habillé de blanc, avec un chapeau melon et l'oeil maquillé de noir. On s'en souvient parce que derrière chaque détail de Malcolm McDowell à l'écran, il y a Stanley Kubrick.
Comme la plupart des acteurs dirigés par Kubrick, Malcolm McDowell a gardé un souvenir mitigé du tournage, long et maniaque. "Nous écoutions la Neuvième de Beethoven pendant le tournage, quand j'ai roulé des yeux en l'entendant, ça l'a fait rire. C'est l'origine de mon regard", confie le comédien, dont la vie et la carrière d'acteur sont résolument et indissociablement liées à "Orange mécanique".
Chapitre 5
La musique
afp - Warner Bros / Hawk Films / Collection Christophel
Alex adore plus que tout Beethoven. Pour parachever ses nuits de baston, il aime jouir au son de la 9e symphonie, son regard en biais braqué sur le portrait du compositeur.
Pour Kubrick, la musique n'adoucit pas les moeurs et l'art rachète encore moins la barbarie. Les nazis écoutaient Beethoven, rappelle le cinéaste, et certains d'entre eux étaient des gens cultivés, mais cela n'a changé en rien leur comportement moral.
La musique, la culture, la moralité, tout figure dans "Orange mécanique", qui est un film clairement musical. D'ailleurs, tous les films de Kubrick le sont, même si le réalisateur préfère généralement utiliser des grands classiques comme Wagner, Strauss ou Beethoven plutôt que de faire appel à des compositeurs de musique de films.
Mais pour "Orange mécanique", il change légèrement de credo et laisse pas mal de latitude à la compositrice Wendy Carlos. Travaillant sur un synthétiseur, celle-ci lui fait parvenir une maquette sonore mixant Beethoven aux nouvelles sonorités électroniques.
Séduit, Kubrick l'engage et Wendy Carlos adapte notamment la Symphonie nº 9 de Beethoven en utilisant les premiers vocoders, un effet permettant la transformation du son.
Ont aussi été retenus pour rythmer un long-métrage tout en saccades l'ouverture du "Guillaume Tell" de Rossini, les "Funérailles de la Reine Mary" de Henry Purcell et même "Chantons sous la pluie" de Gene Kelly, qui sert de mesure pour un tabassage en rythme et en règle.
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Chapitre 6
Le scandale
afp - Archives du 7eme Art
"Orange mécanique" est diffusé au début des années 70, alors que la violence a commencé à débarquer au cinéma. "Bonnie and Clyde" est sorti en 1967, "La Horde sauvage" en 1969, "L'Inspecteur Harry" et "Les Chiens de paille" en 1971.
Mais quand le film arrive en salle, c'est le scandale immédiat. Un énorme scandale parce que le film est ultra violent, pas comme un film d'action, mais comme quelque chose de plus subtil, de beaucoup plus pernicieux. C’est du Kubrick. Scandale!
"Orange mécanique" recèle, entre autres violences, un viol collectif mis en scène avec sophistication. Et puis ce conte moral parle de violence, celle de la rue, mais aussi celle de l'Etat. Scandale!
Une fois Alex arrêté et placé en centre de redressement, Kubrick utilise une violence plus pernicieuse, une violence psychologique associée à la violence physique. Le pauvre Alex se voit redressé et privé de son libre arbitre, c'est là, la vraie violence. Scandale!
En outre, le personnage d'Alex éveille en nous quelque chose d'obscur et de primitif. Il met en acte notre désir de satisfaction sexuelle immédiate, nos colères et nos inspirations vindicatives réprimées, notre besoin d'aventures et d'exaltation.
"Orange mécanique" est donc une sorte de catharsis, une thérapie destinée à nous libérer de nos forces obscures.
Et Kubrick a beau clamer que ses images ne sont pas ambiguës, que le film est une dénonciation du sadisme, rien n'y fait. Le ministre anglais de l'Intérieur Reginald Maudling exige de voir le film pour pouvoir procéder lui-même à des coupes. Après de longues tractations, le réalisateur arrive à le raisonner.
Au-delà des scandales, "Orange mécanique" sort finalement sans être coupé et il fait un tabac. Le public se précipite. Et à peine sorti, on regagne la file pour retourner dans le cinéma. Mais on s'écharpe aussi à son sujet: les uns qualifient l'oeuvre de fasciste, d'autres de libertaire, beaucoup le jugent trop violent.
Stanley Kubrick tente de défendre son oeuvre, mais les lettres de protestation, voire de menaces, envahissent la boîte aux lettres du cinéaste et des mécontents se groupent devant chez lui. Pour protéger sa famille, il demande à Warner Bros de retirer le film des salles de cinéma britanniques en dépit de son grand succès.
Une chose que je n'ai jamais pu supporter, c'est de voir de vieux clochards, poicres et sous-perdus, bramant les vieux refrains poicres de leurs ancêtres, en faisant "blop blop" entre les deux, comme s'ils avaient tout un bastringue poicreux dans leurs vieilles tripes pourries
Fait unique, la société de production obtempère et le film est retiré après tout de même 61 semaines de projection en salles. Cette censure a duré pendant 27 ans et ne s'est terminée qu'après la mort de Stanley Kubrick le 7 mars 1999, avec une sortie en VHS et DVD.
Et ce n'est qu'en 2000 que le film est à nouveau projeté au Royaume-Uni. Il demeure d'ailleurs totalement interdit dans plusieurs pays comme la Malaisie ou la Corée du Sud.
Quand on lui demande de parler de "Orange mécanique", Stanley Kubrick disait simplement qu'il s'agissait d'une satire sociale sur le conditionnement psychologique, un conte de fée sur le châtiment et une histoire construite autour d'un mythe fondamental de la nature humaine...