Lianzhou, la photo contemporaine au coeur de la Chine profonde
Grand Format
Partager
RTS - Florence Grivel
Introduction
La Chine compte aujourd'hui plusieurs festivals, deux foires, une triennale et un musée dédiés à la photographie. Le festival de Lianzhou propose chaque année depuis 2005 un riche choix de dialogues entre photographie internationale et chinoise réunies par un même thème. Et depuis 2017, la plus ancienne rue de cette "modeste" cité accueille l'unique musée public chinois consacré à la photographie.
Chapitre 1
Focus audacieux sur l'anthropocène
Lianzhou Foto Festival
Cette édition inaugurée samedi 1er décembre 2018, s'intitule "Wind of time" un titre choisi par le curateur invité, le français Jérôme Sother (qui co-pilote avec Solange Reboul le Centre d’art photographique GwinZegal, à Guingamp en Bretagne).
"Le vent du temps", un intitulé imagé qui questionne notamment la problématique de l’anthropocène, - littéralement "l'âge de l'Homme"-, cette époque de l'histoire de la terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l'écosystème terrestre.
Audacieux, surtout lorsqu'à quelques jours de l'ouverture du festival on apprend la disparition récente du photographe Lu Guang, triple lauréat du prix World Press Photo.
D’après les rumeurs, le gouvernement y serait pour quelque chose. Pointant de l’objectif les problèmes de société et d'environnement en Chine, montrant des enfants morts ou malades du sida, des fleuves pollués dont la surface est jonchée de poissons morts ou encore la lutte quotidienne des piétons chinois pour se protéger de l’air saturé de particules fines toxiques, le photographe dérange en effet le pouvoir qui l’a déjà censuré, menacé, malmené.
Chapitre 2
Notes de voyage, le choc de l'urbanisation
RTS - Florence Grivel
Depuis Canton, en direction de Lianzhou, la ville s'étend encore sur de nombreux kilomètres, fatras urbain d’où émergent des tours, des complexes immobiliers à la fois ambitieux et concentrationnaires, des rubans d'autoroutes à 4 pistes.
Soudain le paysage change, tout devient vert, les vallons font le gros dos, s’étirent et offrent un skyline végétal d’une grande beauté, où se succèdent à perte de vue dans des bleus de plus en plus clairs ces pythons rocheux recouverts de verdure appelés montagnes Nanling. En quelques minutes, oubliée la mégapole chinoise, et plongeon dans l’image que l’on se fait de la Chine millénaire.
Lorsqu’on approche de Lianzhou, le paysage reste vallonné, mais on hume la ville. Pour les confrères et consoeurs journalistes qui sont du voyage et y sont déjà venus il y a une dizaine d’années, c’est le choc de l'urbanisation. Il n’y a pas si longtemps, on se déplaçait ici en tuktuk ou à vélo sur des rues en terre battue.
Aujourd'hui, l’espace sonore est envahi par les bruits de circulation, on entend la ville s’agrandir d'heure en heure. En s’y promenant, on ressent la tension de ces couches tectoniques qui se frottent en permanence: échos contradictoires d’une Chine impériale, communiste et capitaliste.
Chapitre 3
Pourquoi un festival dans cette ville?
Dans les années 2000, les politiques urbaines contribuent largement à implanter un réseau artistique contemporain en Chine. Les autorités semblent en effet soucieuses d'inclure l’économie culturelle dans leur localité.
De plus, avec son ancienne fabrique de bonbons et de chaussures, ses silos à grains désaffectés, Lianzhou possède un héritage industriel qui colle avec une certaine esthétique de festival.
La formule magique tient en ces trois conditions: avoir une ville, des ressources, et des autorités locales entreprenantes. Et la personne qui va réussir à mener à bien ce projet est Duan Yuting, qui rencontre en 2004 le maire de la cité dont le rêve est de dynamiser Lianzhou la petite.
Le festival est lancé, et 12 ans plus tard, en 2017, le premier musée pour la photographie est inauguré. Il n’aura fallu que deux ans pour que le projet se concrétise. Le cabinet O-Office Architects (de jeunes architectes pour la plupart formés en Europe) basé à Canton est à l'origine de cette proposition étonnante.
Étonnante de modestie, d’ingéniosité, de contemporanéité, voilà qui tranche avec la cascade de multiples musées ou fondations privées dont l’existence est liée directement au succès économique de certains entrepreneurs. Ces derniers imaginant, à l’instar de quelques grands magnas occidentaux de l’industrie, qu’investir dans l’art fait partie d’une stratégie d’image et de pouvoir.
Chapitre 4
Un musée à l'architecture très originale
Se fondant dans le tissu si particulier de ce quartier très ancien, le musée tourne autour de la fabrique de bonbons, matrice du festival. Comme l’exprime Audrey Hoareau, bras droit du co-directeur du musée avec Duane Yuting, François Cheval (ancien directeur du Musée Nièpce et grand curateur international):
"La force du concept repose sur une petite tuile fine principalement utilisée dans cette région de la Chine. Compactées et montées à la verticale, les tuiles recouvrent la façade, une partie du toit terrasse et la partie arrière du bâtiment, nous laissant l’impression que le musée n’est qu'un large toit abritant salles d’expositions, réserves, jardins, bureaux, salle de conférence et espace de projection. La partie inférieure de la façade est composée de blocs de bétons habituellement utilisés au sol pour les emplacements de parking. C’est cette inversion des éléments, – le toit et le sol qui deviennent façade – qui rend l’architecture si originale et adaptée au paysage urbain environnant."
Bâtiment exprimant à la fois un patrimoine historique ainsi que des problématiques liées à ce réel qui doit composer avec des mutations à grande vitesse parfois paradoxales, le lieu est un vrai pôle de rencontres.
Les jeunes gens notamment viennent volontiers s’y promener. Le volet pédagogique n'est pas oublié: en face du musée se trouve une école avec laquelle des visites et des workshops s’organisent tout au long de l’année.
Chapitre 5
L'édition 2018 face à la censure
RTS - Florence Grivel
Au musée, quatre expositions monographiques donnent le ton. Dans un souci de parité, on peut voir deux expositions d’artistes chinois et deux de photographes internationaux, dont l’une est consacrée au photographe suisse romand Yann Mingard.
Le programme concocté par Jérôme Sother, le curateur invité en 2018, se déroule principalement à la Granary. Un lieu hors du temps, où des constructions vernaculaires ayant conservé des céréales se transforment en lieu d’exposition. A l’origine, 27 expositions sont prévues, mais cette année, deux d'entre elles ne sont pas approuvées par les édiles gouvernementales.
Que faire dans ces cas-là? Pour respecter la cohérence du travail des artistes, les curateurs vont décider en fonction du nombre d'images interdites de la limite à donner à la présentation ou non de l’exposition. Jusqu'où a-t-elle encore du sens? A partir de quel moment n’en a-t-elle plus?
Chapitre 6
Des images retirées sans explications
RTS - Florence Grivel
D’autres expositions ont été écrémées. Restent alors des cartels explicatifs au mur et des clous qui ne portent plus rien. Certains artistes dessinent parfois au crayon la place de la photo manquante, et envoient aux journalistes les prises de vue de leur exposition avant saisies.
Très difficile de saisir pourquoi certaines images déplaisent et d'autres non.
S'il existe un code très précis de ce que l’on peut faire ou pas dans le cinéma chinois, et qu’une liste de mots interdits (environ 5’000) a été dressée pour les écrivains, il n’y a pas de loi écrite à propos des images.
La nudité et les attaques frontales faites au gouvernement sont des pistes évidentes. En témoigne Nadia Blumenfeld, la petite fille du grand photographe de mode Erwin Blumenfeld, qui a fait les beaux jours de Vogue dans les 40-50. Le musée de Lianzhou lui consacre une exposition monographique, dont certaines images de poitrines découvertes ou de poses lascives ont été retirées.
Une systématique de la sanction troublée par le choix de l’affiche du musée, une photo en couleur d’un modèle féminin de Blumenfeld. L'image de cette femme qui tient une pastèque coupée en son milieu, rouge sang, d’une sensualité évidente, voire d’un érotisme subversif, n'a fait broncher personne.
L’approbation ou non des images par le gouvernement chinois se fait en deux temps. Toutes les images sont d'abord envoyées à Pékin. Un premier choix d’images refusées est alors communiqué au festival, puis c’est au tour des autorités municipales de sélectionner, selon leur degré de zèle, les images devant être retirées, sans explication particulière.
Chapitre 7
Les cimetières de vélos vu du ciel
RTS - Florence Grivel
A la Shoe Factory, cette ancienne fabrique de chaussures, le visiteur se retrouve face au travail de Wu Dengcai qui portraiture de manière systématique ces sculptures hypertrophiées avec lesquelles de nombreuses villes chinoises ornement leurs parcs ou leurs ronds-points.
Cette succession d’images de ces emblèmes de puissance, aux relents d’une grandeur communiste kitsch à souhait, fait immédiatement sourire. Difficile de ne pas en goûter l’ironie. Et pourtant, le gouvernement a semble-t-il choisi d'y voir un hommage plutôt qu’une critique.
De même lorsque l'on découvre le travail de Wu Guoyong, qui fait l’état des lieux d’un gros problème: les cimetières à vélo qui grignotent de plus en plus le territoire. En Chine, il est en effet plus facile d’acheter un vélo neuf que de faire réparer sa bicyclette…
Ces prises de vue du ciel à la Yann Arthus Bertrand, ainsi que le film documentaire qui les accompagne, sont d’une efficacité critique frontale, mais là encore, aucune image n’a été retirée.
En 2018, une septantaine d'images a ainsi disparu. C’est beaucoup. Le festival a-t-il pris davantage de risques cette année? Selon sa directrice Duan Yuting, la procédure d’approbation des images a changé récemment et le festival n’a pas eu assez de temps pour soumettre toutes les oeuvres dans le délai imparti. Et d’ajouter que, depuis ses débuts, le festival montre comment les problématiques contemporaines impactent l’humanité. Selon elle, cette année n’est pas plus confrontante que les autres.
Duan Yuting reste droite et continue à privilégier les travaux politiques comme en témoigne le palmarès du festival. Sur trois travaux primés, deux se démarquent par leur engagement et leur position critique, ceux de Salvatore Vitale et Jiang Yuxin.
Photographe italien vivant en Suisse depuis une dizaine d’années, Salvatore Vitale poursuit un travail au long cours appelé "How to secure a country". "Comment sécuriser un pays", ou comment mettre en images le système de sécurité d’un des pays les plus protégés et sécurisés du monde, la Suisse.
Et Jiang Yuxin, une photographe qui réalise des images à première vue assez anodines de Londres, des photos dont les légendes ne racontent pas forcément ce qui se passe. Un procédé qui met la puce à l’oreille et invite à regarder plus attentivement.
En effet, le spectateur constate alors que chaque image révèle l’indice discret d’une présence chinoise, que ce soit un drapeau, la devanture d’un magasin, l’entrée d’une agence, un idéogramme… Une façon extrêmement subtile d’évoquer l’impérialisme chinois tentaculaire.