Emil Nolde était un représentant majeur de l'art moderne, un amoureux fou des couleurs intenses. Rouge, jaune, orange explosent sur ses toiles, où de larges coups de pinceaux donnent vie à des visages aux masques inquiétants, des figures démoniaques, des silhouettes mi-humaines mi bêtes, sortis de mythes scandinaves ou de contes suisses comme ces montagnes au visage humain grotesque. On croise aussi au Centre Paul Klee de Berne des toiles et masques inspirés de l'art primitif qui le fascinait.
Emil Nolde, c'est un monde entre rêve et cauchemar, fantastique et exotisme, tout à la fois vitalisant et terrifiant. Toujours tourmentées, ces oeuvres sont comme balayées par un vent puissant, celui qui soufflait à la frontière germano-danoise où a grandi ce fils de paysans.
Réputation sulfureuse
Emil Nolde était aussi un nazi enthousiaste, encarté dès 1934. Un antisémite qui reproche aux juifs de dominer le marché de l'art, un ami de Goebbels qui apprécie ses toiles et en possède, avant que Hitler ne le classe parmi les artistes dégénérés, pour le plus grand malheur de Nolde.
Alors comment distinguer l'artiste de l'homme? L'exposition au Centre Paul Klee fait au mieux pour dépasser cette question. D'abord, en choisissant de jouer franc jeu, ce qui n'a pas toujours été le cas avec cet artiste. Un panneau à l'entrée raconte son parcours.
Ensuite en diffusant un film qui retrace la vie de Nolde et qui, sans rien excuser, permet de restituer l'homme dans son milieu et son époque. Et puis en rappelant l'amitié et l'admiration que Klee a entretenu jusqu'au bout avec Emil Nolde, malgré des convictions politiques radicalement contraires.
Un art fascinant
Mais l'art d'Emil Nolde est-il vraiment suffisamment fascinant pour dépasser la réputation sulfureuse de l'homme? Un tableau marque: au fond, un paysage ondulant entre mer (baltique sans doute) et ciel rougeoyant. En premier plan, à gauche, une mère serrant un enfant. Face à eux, deux êtres aux cheveux virevoltants, dont on ne saurait dire s'ils sont vrais ou fantomatiques. Ils approchent leur visage de la mère terrifiée comme pour l'observer de près, voir de quoi elle est faite.
Le titre de cette œuvre participe du malaise: "Rencontre". Voilà ce que peut-être une rencontre selon Nolde, dont le catalogue de l'exposition souligne combien il était inspiré par l'autre, par l'inconnu. L'inquiétante étrangeté.
Dans le contexte actuel, marqué par un antisémitisme décomplexé, on ne peut s'empêcher de lire dans cette "Rencontre" ce que le philosophe Vladimir Jankelevitch dit de l'antisémitisme: il est "la peur de l'autre imperceptiblement autre".
Le juif n'a ni la peau verte ni les yeux violets, il est comme nous, parmi nous et c'est ce qui le rend d'autant plus inquiétant aux yeux de l'antisémite. N'est-ce pas cet "autre imperceptiblement autre" que Nolde approche, observe et redoute dans ses œuvres, telle que celle-ci?
Distinguer l'homme de l'artiste, en théorie c'est facile, en pratique ça l'est beaucoup moins.
Anne-Laure Gannac/ld