Rien ne disposait Martine Franck (1938-2012) à la photographie. Née à Anvers, élevée aux Etats-Unis et en Angleterre dans une famille flamande francophile et athée, la jeune fille que son frère décrit comme réservée, presque puritaine, aspirait à devenir conservatrice de musée. Pas étonnant quand on sait que ses parents et grands-parents étaient collectionneurs, notamment de la modernité de leur temps.
Sous l'influence de Picasso et Ensor
"Dans le salon parental, à Londres, il y avait un paysage très géométrique de Van Gogh, une toile de Picasso à la charnière entre la période rose et bleue figurant une prostituée en détresse et un tableau d'Ensor représentant deux femmes âgées. La présence de ces trois tableaux a été déterminante. On peut dire que le regard de Martine Franck vient de la peinture", dit Marc Donnadieu, co-commissaire de l'exposition que lui consacre le Musée de l'Elysée, jusqu'au 5 mai.
Ces trois tableaux l'ont aussi rendue sensible à la condition humaine dans toutes ses aspérités comme en témoigne, notamment, sa série de portraits de vieillardes ou de personnes démunies.
Un voyage avec Ariane Mnouchkine
Mais revenons au début. Comment cette fille bien née a-t-elle découvert la photographie? Par hasard, et sur les encouragements de son amie d'enfance, la dramaturge Ariane Mnouchkine, avec laquelle elle a parcouru l'Orient, en 1964. Grâce au Leica prêté par celle qui deviendra la fondatrice du Théâtre du Soleil, cette grande timide ose aller à la rencontre des gens. "L'appareil est en lui-même une frontière, passer de l'autre côté, on ne peut y parvenir qu'en s'oubliant soi-même, momentanément."
De ce voyage, Martine Franck rapporte ses premiers clichés et les vend à des magazines. C'est ainsi que l'autodidacte polyglotte - sa langue maternelle est l'anglais - devient une pionnière du photo-reportage. Dans une profession encore très masculine, Martine Franck réussit à se faire une place grâce aux sujets que ses confrères n'abordent pas, ou peu: le monde du travail, les femmes, la vieillesse et la fragilité des êtres.
Bouleverser les codes
En 1970, elle épouse le photographe Henri Cartier-Bresson de trente ans son aîné et rejoint l'agence VU. Deux ans plus tard, elle cofonde Viva, un collectif issu de mai 68, très concerné par la vie quotidienne des gens. Pour cette agence qui va bouleverser les codes du photo-journalisme, elle réalise de nombreux reportages dans le monde entier et se montre particulièrement sensible à ceux, et surtout celles, qui luttent pour la conquête de leurs droits.
En 1983, elle rejoint l'agence Magmum et s'investit dans plusieurs actions sociales (Restos du Coeur, Petits frères de pauvres, mouvements féministes), tout en peaufinant son approche du paysage et du portrait, deux genres dans lesquels elle excelle.
Mon cadeau d'anniversaire? Te photographier
Alors qu'Henri Cartier-Bresson refusait de se faire photographier, Martine Frank est une des rares à l'avoir immortalisé dans un très beau cliché où on le voit de dos en train de dessiner son autoportrait.
Il m'avait demandé ce que je voulais pour mon anniversaire. Je lui ai répondu: te photographier!
Malgré la notoriété de son mari, Martine Frank s'est construit une oeuvre très personnelle, où son humanité jamais niaise, son sens de la composition et son élégance dominent. Devenue bouddhiste en 1987, défendant la cause tibétaine avec Cartier-Bresson, la photographe impressionnait ses proches par son calme et sa sérénité, deux qualités qui se reflètent dans ses derniers travaux, des paysages presque abstraits d'une intense tranquillité.
L'intériorité du modèle
Contrairement à son mari qui prônait "l'instant décisif", Martine Frank prend le temps de réfléchir et de se documenter avant d'appuyer sur le bouton. Elle voulait comprendre qui était la personne qu'elle photographiait. "Pas d'éclairage, pas de mise en scène, jamais de studio. Ne pas enjoliver, ne pas accessoiriser! Elle voulait la sobriété, l'intériorité de son modèle. C'est pourquoi ses portraits traverseront les siècles", explique Agnès Sire, directrice de la Fondation Cartier-Bresson à Paris.
Engagée et esthète
Si sa fibre sociale ne s'est jamais démentie, Martine Franck était aussi une esthète. Pour beaucoup, sa photo de la "Piscine" reste son cliché le plus iconique, une perfection de composition et de lumière. "Cette image nous montre une femme qui regarde le monde dans lequel elle vit. Dans cette perspective, il y a plusieurs points de vue qui sont tous en relation. C'est magique", dit la photographe américaine Susan Meiselas.
La rétrospective du Musée de l'Elysée comprend quelque 140 photographies, dont certaines inédites, et en grande partie sélectionnées par la photographe elle-même de son vivant.
Sujet proposé par Florence Grivel
Adaptation web: Marie-Claude Martin
Rétrospective Martine Franck, Musée de l'Elysée, jusqu'au 5 mai.