Musée d’art et d’histoire, Ville de Neuchâtel - Stefano Iori
Introduction
Une expo sur le succès de ces toiles de coton made in Neuchâtel.
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"Made in Neuchâtel. Deux siècles d'indiennes"
MAHN
Avec "Made in Neuchâtel. Deux siècles d’indiennes", le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MAHN) propose une exposition consacrée à ces toiles de coton imprimées qui ont connu un franc succès entre le XVIIIe et le XIX siècle. Elles sont aussi liées à l'esclavage, à travers le commerce triangulaire.
A partir d’un riche ensemble de plus de 300 objets, l’exposition - à voir jusqu'au 19 mai 2019 - permet de découvrir l’une des principales régions productrices d'indiennes de toute l’Europe.
Dès le XVIIIe siècle, une quinzaine de manufactures situées autour de Neuchâtel permettent à la région de se positionner au sein de circuits internationaux de ces toiles de coton imprimées. Les indiennes connaissent alors un engouement sans précédent en Europe, devenant rapidement un bien de consommation de masse.
Mais cette exposition ne s'intéresse pas uniquement à la production de ce tissu. Elle se penche également sur un pan sombre et méconnu de l'histoire suisse en faisant le lien entre ces indiennes et la traite négrière, par le biais du commerce triangulaire.
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Qu'est-ce qu'une indienne?
Le terme "indienne" vient d'une technique d'impression sur des toiles de coton, élaborée en Inde dès le XVIIe siècle. Elle permet d'élaborer des tissus avec des motifs le plus souvent exotiques et colorés qui représentent des fleurs, des oiseaux et des paysages qui peuvent se répéter à l'infini. Une technique qui va influencer la mode jusqu'à aujourd'hui.
Pour les classes populaires de l'époque, c'est une alternative intéressante au lin et à la laine. En fonction de la qualité des toiles et de la complexité des motifs imprimés, les prix varient et permettent ainsi à toutes les classes sociales d'acheter ces tissus, aussi attrayants que la soie dont se parent les plus riches.
Rapidement, l'indienne devient très appréciée en Europe, et l'on considère souvent qu'il s'agit du premier produit de consommation de masse mondialisé.
Au départ, ces étoffes sont importées des comptoirs indiens par les compagnies marchandes, mais rapidement, elles commencent à être produites en Europe, et notamment à Neuchâtel.
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Les manufactures en terres neuchâteloises
Leemage/AFP - Josse
Ce sont le climat, les cours d'eau et le lac - l'eau est très importante pour la production - qui expliquent en partie le choix de la région de Neuchâtel pour y implanter des manufactures d'indiennes.
L'autre explication vient de la prohibition de ce produit en France. Les industries traditionnelles, comme la laine et la soie, se sentent menacées et demandent au roi de protéger leurs industries. Ainsi, en 1686, Louis XIV interdit la consommation, l'importation et la production d'indiennes dans le royaume français.
Dans le même temps, en 1685, la révocation de l'Edit de Nantes provoque l'émigration de nombreux huguenots français dans les régions limitrophes. Et parmi ceux-ci, certains avaient le savoir-faire nécessaire à l'indiennage.
Les uns s'établissent à Genève où ils ouvrent des premières manufactures, d'autres à Neuchâtel où l'on trouve 14 manufactures d'indiennes en 1715, dont la plus connue est certainement la Fabrique-Neuve de Cortaillod.
Avec les dentelles et l'horlogerie, l'indiennage a été l'une des industries les plus prospères de la région de Neuchâtel, devenu l'un des plus importants centres de production d'Europe. Même s'il n'y a pas de spécificité dans les motifs, et donc pas de "style neuchâtelois", on sait qu'il s'agit de produits haut de gamme.
Un commerce très risqué puisqu'il faut investir beaucoup de capitaux et l'accompagner de nombreux corps de métiers, tels que des banquiers, des assureurs ou encore des armateurs.
Mais c'est un commerce qui a permis à certains Neuchâtelois de devenir extrêmement riches, comme Jacques-Louis de Pourtalès surnommé "Le roi des négociants." Avec Claude-Abram DuPasquier, il fonde en 1753 la société Pourtalès &Cie qui s'occupe du commerce des indiennes mais également de comptoirs et entrepôts dans toute l'Europe, en Inde et dans les Antilles où se trouvent des plantations. Passant du travail de négoce à celui de banquier, il amasse une fortune gigantesque, dont une partie servira à créer l'hôpital pour les pauvres de Neuchâtel qui porte encore son patronyme.
Au XIXe siècle, la mécanisation de la production, notamment en Angleterre, va concurrencer grandement la production artisanale de Neuchâtel jusqu'à la faire péricliter. La dernière manufacture ferme en 1874.
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Le lien entre l'histoire du textile et l'esclavage
Roger-Viollet/AFP
Toute une salle de l'exposition "Made in Neuchâtel. Deux siècles d'indiennes" est consacrée au lien entre l'histoire du textile neuchâtelois et l'esclavage.
Car en même temps que naît la production d'indiennes, un autre phénomène se déroule à l'échelle mondiale. Il s'agit de la traite des Noirs à travers ce que l'on a appelé le commerce triangulaire.
Des Européens se rendent dans les comptoirs africains le long de la côte ouest, où ils font du commerce avec les souverains du lieu ou avec des colonisateurs. Ainsi, des marchandises venues d'Europe sont échangées contre des esclaves. Ceux-ci sont envoyés de l'autre côté de l'Atlantique pour y être vendus afin de travailler dans des plantations, principalement dans le Brésil portugais, en Guyane ou dans les Caraïbes. Et plus tard, au sud des Etats-Unis.
La recette de la vente de ces esclaves est alors utilisée pour l'achat de denrées coloniales que ces esclaves cultivent dans ces plantations: café, sucre, cacao, coton, indigo (utile pour la teinture des indiennes) qui sont ramenées en Europe afin d'y être revendues.
Parmi les marchandises échangées en Afrique contre des esclaves, on trouve des armes, fusils, pistolets, poudre, métaux, mais surtout des indiennes qui sont très demandées. Certainement parce qu'elles coûtent meilleur marché que celles venues d'Inde.
Les tissus suisses dans la traite
Comme l'explique l'historienne Béatrice Veyrassat à la RTS, le lien direct entre les industries neuchâteloises et le commerce triangulaire est pourtant difficile à établir car les Africains demandent surtout des toiles blanches écrues ou teintes en bleu ainsi que des toiles à motif de carreaux ou de rayures. Ce sont ces tissus que portent aussi bien la population locale en Afrique que les esclaves qui partent pour les plantations. Mais pas ou peu d'indiennes avec des décors riches qui font alors la fortune et la réputation des tissus de Neuchâtel.
L'historienne explique que l'on n'a pas réussi, actuellement, à prouver que des indiennes fabriquées en Suisse auraient été écoulées en Afrique comme monnaie d'échange contre des esclaves. "On n'en sait rien" conclut-elle.
En revanche, il est certain que des Suisses, dont des Neuchâtelois, ont participé d'une manière beaucoup plus directe au commerce triangulaire.
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Des Suisses dans les ports français
Domaine public / bnf
En 1759, Louis XV lève l'interdiction de la production, de l'importation et de l'usage des indiennes en France. Mais à ce moment-là, il n'y presque plus de savoir-faire ni de main-d'oeuvre qualifiée en Hexagone.
De nombreux Suisses s'installent alors dans les ports français situés sur l'Atlantique, notamment à Nantes, port négrier très important dans le commerce. D'autres iront s'établir à La Rochelle et à Bordeaux.
A Nantes, produire des indiennes est un débouché intéressant puisque des navires partent régulièrement en direction de l'Afrique chargés de toiles alors que d'autres rapportent des matières premières comme le coton ou l'indigo, utiles à la fabrication des indiennes.
Les Neuchâtelois les plus connus de Nantes sont les Petitpierre. Originaires de Couvet, Simon-Louis et Ferdinand, deux frères, s'installent dans la ville française où ils ouvrent vers 1770 une fabrique qui va devenir très importante.
Vers 1780, leur manufacture fabrique entre 80'000 et 90'000 pièces pour la traite - donc destinée exclusivement au commerce africain - et une autre petite partie pour le commerce plus régional.
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La Suisse et l'esclavage
Il y a encore 20 ans, une exposition sur les indiennes en Suisse n'aurait certainement pas abordé le sujet de la traite des Noirs. Alors, qu'est-ce qui a changé?
Thomas David, professeur à l’Université de Lausanne, et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, explique à la RTS que la Suisse a longtemps considéré qu'elle n'avait pas participé à la traite et à l'esclavage, entre autres parce qu'elle n'avait pas eu de colonies.
Lors de la Déclaration de Durban signée en 2001 par 163 pays qui reconnaît que "l'esclavage et la traite des esclaves constituent un crime comme l'humanité", la Suisse, signataire de la déclaration, a ainsi tenu à préciser par le biais de son délégué qu'elle n'avait "rien à voir avec l'esclavage (ou) la traite négrière".
Cette position officielle qui a perduré durant tout le XXe siècle est liée au mythe de cette Suisse neutre qui n'a pas participé aux conflits mondiaux et qui met en avant ses valeurs humanitaires.
L'autre raison qui explique la position de la Suisse réside dans la difficulté d’accès aux archives. L'indiennage était un commerce en mains privées et les archives qui pourraient apporter la preuve d’un tel commerce sont, elles aussi, en mains privées.
Au début des années 2000, on commence enfin à voir paraître des analyses critiques sur cette soi-disant neutralité suisse, dont la plus connue est la Commission Bergier qui a examiné le rôle et l'attitude de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale.
Au même moment, des historiens commencent à s'intéresser au phénomène de la mondialisation et replongent dans l'histoire de la traite négrière et du commerce triangulaire. En Suisse, des chercheurs s’emparent de cette question.
Dans la première décennie des années 2000, plusieurs ouvrages sortent sur le sujet, aussi bien en Suisse alémanique qu’en Romandie. Parmi ceux-ci, "La Suisse et l’esclavage des Noirs", publié en 2005 aux éditions Antipodes par David Thomas, Bouda Etemad et Jannick Schaufelbuehl.
Quant à l'utilité de ce travail de mémoire, l'historien Thomas David conclut: "La traite et l'esclavage ont été justifiés sur la base d'un discours d'inégalité entre les races qui a fortement discriminé les Noirs. Nous vivons aujourd'hui dans une société où l'esclavage n'est bien sûr plus toléré, mais où les représentations raciales que la traite a imposées à l'époque ont malheureusement perduré jusqu'à nos jours".
D'où l'importance d'étudier ce sujet dans les cours d'histoire des universités mais aussi de les porter à la connaissance de tout un chacun à travers des livres et des expositions comme celle du Musée d'art et d'histoire de Neuchâtel.