Sur le site de Plateforme 10, ça s'affaire comme à Célesteville. On plante des allées d'arbres, on ratisse le gravier, on ripoline les Arcades, on installe la fameuse "Crocodile", sculpture de Xavier Veilhan et d'Olivier Mosset - 18 mètres de long, cinq tonnes de métal peint en vert qui raconte la célèbre locomotive éponyme. Tout doit être prêt pour l'ouverture publique du nouveau Musée cantonal des beaux-arts (MCBA) ce premier week-end d'octobre.
A l'intérieur, l'exposition "Atlas: une cartographie du don" se déploie sur près de 3'200 mètres carrés, pratiquement l'entier du musée. Articulée en onze thèmes, elle met en valeur les collections du musée enrichies par des legs ou des dons (celle par exemple fameuse du Dr Widmer, reçue en 1936 et 1939), assorties de donations récentes, dont celles remarquables (Soulages, Penone, Kiefer, Kapoor) de la galeriste lausannoise Alice Pauli.
Car oui, un musée ou plutôt son identité est constituée par sa politique d'acquisitions où cohabitent dons, mécénat, argent privé et public.
Dialogue entre ancien et contemporain
Ainsi, le directeur du musée Bernard Fibicher s'est littéralement plongé dans ces trésors et a créé un atlas à la fois sensible et audacieux, faisant dialoguer des pièces anciennes avec des pièces contemporaines.
Les onze salles égrènent des thèmes tels que la musique, les forêts, les flux, la carte du tendre, la douleur, terra incognita, sans oublier la présence de Thomas Hirschorn qui pour l'occasion rejoue une œuvre conçue en 1998 pour la Kunsthalle de Berne - dirigée à l'époque par Bernard Fibicher.
"Swiss Army Knife" (offerte au MCBA par un collectionneur zurichois) est une gigantesque installation où quinze chapitres - correspondant au nombre de lames et outils d'un couteau suisse - conversent; se frotte alors l'or nazi avec Robert Walser, l'armée, l'horlogerie de luxe, ou encore Ferdinand Hodler.
Eclairage sur quelques oeuvres mises en dialogue:
Amour toujours
Dans la salle Carte du tendre, deux œuvres sont côte à côte: celle de l'artiste allemand Gunter Frendzel qui a passé une grande partie de sa vie en Suisse. S'il fut d'abord tailleur de pierres et sculpteur sur pierres, le voici aimanté par le métal. Il est très connu pour ses grandes pièces installatives impressionnantes par le renoncement systématique de l'artiste à fixer les différents éléments entre eux, autrement dit: ils tiennent tout seuls. Il en va de même pour des œuvres plus menues comme celle, sans titre, où il cherche à exprimer les jeux de force de l'équilibre qui produit un résultat graphique d'une très belle tension.
A la gauche de cette œuvre, un tableau de Charles Giron, peintre suisse naturaliste bien connu notamment pour cette peinture murale présente au Parlement à Berne, "Le Lac des Quatre-Cantons, le berceau de la Confédération" (1901).
Dans l'œuvre présentée au MCBA, une scène d'amour paysanne qui se déroule par un temps glorieux, où la nature en beauté sert d'écrin au naissant amour de ces deux glaneurs, lui portant sa faux, elle son baluchon de paille. Ils se tiennent timidement la main pendant que le fleuve gronde fougueusement derrière eux.
L'œuvre de Gunter Frendzel résonne avec celle de Giron. Ses deux lames de métal font écho soit aux mains des deux jeunes gens qui se frôlent à peine, soit à la faux que porte hardiment le jeune homme. On remarque la correspondance, ce jeu de forme habile qui rappelle aussi que la faux est ce qui accompagne habituellement la grande faucheuse. Vanité quand tu nous tiens!
Promenons-nous dans les bois
Dans la salle Forêts, voici une tapisserie du XVIIe siècle appartenant à la collection Toms Pauli. Collection dont la spécificité est
de posséder plus de cinquante tapisseries de la production tissée dans les ateliers des Flandres, à laquelle appartient cette grande tapisserie où le spectateur.trice est invité.e à assister à une chasse à courre dans une forêt dense, déployant ses verts à perte de vue.
Face à cette scène, une acquisition de 2011 de la commission cantonale des activités culturelles: ces huit cylindres avec adhésifs de couleurs. La sculpture de Stéphane Dafflon intitulée "SAI10" (pour "Sculpture en Acier Inoxydable") est suivie du numéro correspondant à la place de l'œuvre dans l'ordre de création.
A priori rien en commun avec le tissage d'une tapisserie et la fabrication industrielle de ces cylindres métalliques. Pourtant, ainsi mis en dialogue, ces cylindres évoquent des troncs d'arbres.
Fais-moi mal Johnny
Dans la salle Douleur, un bronze de Rodin de 1887, "L'homme aux serpents", dont le MCBA est l'unique détenteur - le musée ayant reçu cette pièce anonymement en 2015, s'inspire sans doute d'un passage de "L'Enfer" où Dante met en scène une lutte tendue de Virgile avec un serpent.
L'œuvre hautement expressive montre la virtuosité du sculpteur dans sa façon si naturaliste d'exprimer les sentiments humains, notamment ici la souffrance, face à la petite sculpture, un colossal Philippe Decrauzat, don de l'artiste au Musée, vibrant de lignes foncées et occasionnant un trouble optique, qui raconte une autre forme de souffrance.
Où sont les femmes?
Dans l'exposition, on remarque une présence accrue d'artistes femmes à partir de la fin du XXe siècle, mais le musée a la chance d'avoir les collections Alice Bailly, une importante artiste vaudoise montée à Paris qui, une fois réétablie en Suisse, a inspiré ses contemporains ou Aloïse une artiste majeure de l'art brut.
Pour le coup d'envoi de l'ouverture du Musée, c'est la jeune artiste Maya Rochat, connue aussi bien en Suisse qu'ailleurs et dont le travail se caractérise par des projections ou de grandes pièces colorées, à qui on a commandé une oeuvre gigantesque pour animer le grand mur du restaurant. Les malins penseront que l'on "refourgue" les femmes à la cuisine, que nenni, ce grand mur sera l'occasion grâce à un tournus de trois à quatre ans de commandes adressées à d'autres artistes.
Florence Grivel/ld