Des Smiling Faces. [Depositphoto - scanrail]
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Le smiley, sourire de la pop-culture

>> Des badges et t-shirts des années 1960 jusqu'aux émoticônes présents dans nos messages numériques, la smiling face ou smiley met du bonheur dans notre quotidien depuis plus d'un demi-siècle.

>> Retour sur l'histoire d'un petit sourire jaune qui a rapporté 45 dollars à son créateur Harvey Ball en 1963 et qui génère désormais des millions à travers la Smiley Company qui détient les droits de ce symbole dans plus de 100 pays.

>> Un sujet proposé par Ellen Ichters pour la chronique "Spectrum" diffusée sur Couleur3.

45 dollars pour booster les employés

Tout commence en 1963 à Worcester dans le Massachusetts. La State Mutual Insurance Company, principale assurance de la ville, vient de racheter la Guarantee Mutual Company of Ohio. Mais les employés, inquiets de ce rachat, broient du noir. Et des employés déprimés, ce n’est jamais bon pour les affaires.

Dans l'entreprise, Joe Young, directeur adjoint des ventes et du marketing, décide de lancer une campagne pour remonter le moral des employés avec une idée – simple et pas chère – qui pourrait facilement se disséminer dans tous les bureaux, et auprès de tous les employés, du haut au bas de la hiérarchie.

Il contacte Harvey Ball, un illustrateur spécialisé dans les publicités, et lui demande de dessiner un sourire, qui pourrait se décliner en badge, cartes de bureau et affiches. On en mettrait partout: dans les ascenseurs, sur les portes, et les employés pourraient le porter sur eux. Le sourire entraînant le sourire, on pourrait venir à bout de la morosité ambiante. Après tout, c’est la base des philosophies orientales.

Harvey R. Ball, créateur du "smiley face". Ici en 1998. [Keystone - Paul Connors]
Harvey R. Ball, créateur du "smiley face". Ici en 1998. [Keystone - Paul Connors]

Ball se met au travail. Le badge dicte la forme ronde d’un visage, sur lequel Harvey commence par dessiner un simple sourire, sans yeux, sur un fond jaune, comme le soleil, évidemment. Mais, le problème, c’est qu’en tournant la feuille, le sourire devient une moue boudeuse. Alors, Ball reprend son stylo et ajoute deux points pour les yeux. En 10 minutes et pour 45 dollars – de l’époque – Harvey Ball vient de mettre sa touche dans la pop culture.

J’ai dessiné un cercle avec un sourire sur du papier jaune, parce que c’était lumineux et solaire. Tu pourrais prendre un compas et dessiner le cercle parfait avec deux yeux super nets. Ou tu peux dessiner tout ça à main levée et ça ajoute une touche plus amusante. Et c’est exactement ce que j’ai fait. Ça m’a pris dix minutes et j’ai touché 45 dollars.

Harvey Ball, illustrateur

Harvey Ball, le premier?

Une poterie hittite datant de 1700 ans av. J.-C. avec un visage souriant dessiné dessus. [Anadolu Agency via AFP - Zuhal Kocalar]
Une poterie hittite datant de 1700 ans av. J.-C. avec un visage souriant dessiné dessus. [Anadolu Agency via AFP - Zuhal Kocalar]

Harvey Ball n’est pas le premier homme à avoir dessiné en deux secondes un visage qui sourit. La plus vieille représentation qu’on ait retrouvée actuellement date de 1'700 avant J.-C., sur une poterie hittite: deux yeux et une bouche qui sourit, tracés au gros trait sur l’argile. Le premier emoji de l’histoire!

En 1635, l’avocat slovaque Jan Ladislades ajoutait un petit emoji à côté de sa signature sur les documents légaux. Emoji souriant ou dubitatif? Les historiens hésitent toujours. Mais emoji tout de même.

Dès 1919, la Buffalo Steam Roller Company, une compagnie de locomotives, colle sur ses reçus un visage souriant. Mais on est encore loin de la simplicité du smiley, puisqu’il a des sourcils, un nez, des dents et des rides, et surtout, il n’est pas jaune. Mais le souci d’associer le positif dans un acte commercial est déjà présent.

Ce qui change dans la suite du 20e siècle, c’est l’utilisation massive de la smiling face, qu’on va finir par appeler le smiley. Et ce n’est pas un hasard si son entrée dans la pop culture correspond à la naissance de la communication de masse. Le smiley est pratique, on comprend ce que ça veut dire sans avoir besoin de savoir lire ou écrire.

La prochaine étape de l’évolution du smiley se fait à New York, à l’aube des sixties au sein de la chaîne de Radio WMCA. En 1962, la station décide d’imprimer des sweat-shirts promotionnels aux meilleurs auditeurs de l’émission "The Good Guys".

Le sweat est jaune poussin, et affiche un smiley plutôt aplati au-dessous duquel est inscrit "WMCA Good Guy". Une célèbre photo montre Mick Jagger portant le pull en question. Le bad boy du rock’n’roll britannique venait de se faire passer à la moulinette du smiley.

Have a nice day

S’il y fallait trouver une couleur pour définir les sixties, ce serait le jaune. Jaune comme le smiley qui fait son apparition dans plusieurs endroits simultanément aux Etats-Unis, comme si tous les graphistes avaient eu l’idée en même temps de dessiner un petit visage qui sourit.

Un smiley avec l'expression "Have a nice day". [Depositphoto]
Un smiley avec l'expression "Have a nice day". [Depositphoto]

En anglais, il existe un mot pour décrire le fait de tout passer par la lorgnette du positif: le posiwashing. On oublie les soucis, et on se pare de son plus beau sourire pour voir la vie en jaune: on sourit quand on achète, on sourit quand on part à la guerre, on sourit quand on se fait virer.

En 1970, Bernard et Murray Spain, deux frères originaires de Philadelphie dirigent un novelty shop – un magasin de souvenirs. L’heure est toujours à la vague flower power, aux protestations contre la guerre au Vietnam. Woodstock n’est pas encore enterré, et les deux frères se disent que s’ils peuvent ajouter leur pierre à l’édifice Peace & Love, et en même temps se faire un peu de sous, ce serait vraiment le nirvana.

Ils reprennent alors le smiley dessiné par Harvey Ball et le déclinent sur des mugs, des t-shirts, des badges et autres autocollants, mais en rajoutant cette phrase: "Have a Nice Day".

Les frères Spain passent ensuite un accord avec NG Slater, l’un des plus gros fabricants de badges de New York. Deux ans plus tard, en 1972, ils avaient vendu 50 millions de badges représentant un smiley aux Etats-Unis, un pays qui compte alors environ 210 millions d’habitants. Potentiellement, une personne sur quatre portait un smiley.

Comme ni Harvey Ball – le créateur du smiley en 1963, ni la compagnie d’assurance qui lui avait commandé le dessin, n’avaient eu la bonne idée de protéger le design du sourire jaune, les frères Spain ont tous les droits de le reproduire gratuitement.

Et mieux encore, comme ils ont le sens des affaires, ils décident de déposer un copyright sur leur association du smiley et de la phrase "Have a nice day".

Voilà comment un petit dessin de rien du tout qui aurait pu être réalisé par n'importe qui est devenu le symbole de toute une nation.

Du badge à l’ecsta

La couverture originale de la BD "Watchmen", tome 1. [DR]
La couverture originale de la BD "Watchmen", tome 1. [DR]

En 1986, les Etats-Unis sont un pays ravagé par les inégalités, avec des super-héros frustrés, violents, bedonnants, schizophrènes ou mégalos et sur fond de manipulations de la CIA et d’une menace d’apocalypse nucléaire.

Avec sa BD culte "The Watchmen", Alan Moore donne le coup de grâce au rêve américain. L’un des personnages les plus détestables – Le Comédien – un soldat tortionnaire reconverti en pseudo-super héros – porte comme signe distinctif un smiley, mais un smiley balafré et par une traînée de sang. On est dans le cynisme le plus absolu.

Le smiley du Comédien résume parfaitement l’entrée du symbole dans la contre-culture; d’autant plus que "The Watchmen" est un gros succès.

Le petit symbole jaune est désormais tellement établi dans l’inconscient collectif, qu’on peut le triturer dans tous les sens; et il va s’infiltrer partout, notamment dans un domaine qu’il n’avait jamais colonisé de façon massive: la musique.

Il avait déjà été utilisé à quelques occasions – sur la pochette de "Psycho Killer" des Talking Heads en 1977, et en 1980 sur celle de "California Über Alles" des Dead Kennedys, mais tout punk qu’ils étaient, les Dead Kennedys et les Talking Heads n’avaient pas encore développé la puissance de tir de la révolution acid house.

Et pour ça, il faut se rendre en Angleterre. En 1988, Bomb the Bass sort le titre "Beat Dis". Sur la pochette, il reprend le badge ensanglanté du comédien. Le smiley et la house music sont désormais liés par les liens du sang.

A la même époque, en 1987, le mythique club Shoom ouvre ses portes à Londres, boosté par l’ambiance des nuits d’Ibiza. Son patron, Danny Rampling, adopte le smiley sur les flyers de Shoom, qui va très rapidement devenir le club par lequel la rave culture va s’imposer au Royaume-Uni. La prochaine mutation du smiley prend ses racines exactement à ce moment-là. Des badges, le smiley va se retrouver sur les pilules d’ecstasy, comme la promesse d’un sourire sur les lèvres de celui qui l’ingère.

La pochette de l'album "Acid House Fever", compilation sortie en 1988. [DR]
La pochette de l'album "Acid House Fever", compilation sortie en 1988. [DR]

Une histoire de gros sous

L'authentique smiley créé en 1963 par Harvey Ball. [CC-BY-SA 4.0]
L'authentique smiley créé en 1963 par Harvey Ball. [CC-BY-SA 4.0]

Est-ce que tous les smileys sont égaux? Evidemment que non. Celui d’Harvey Ball en 1963 avait un œil un peu plus grand que l’autre, une bouche pas tout à fait au milieu, et pas tout à fait ronde.

L'objectif des frères Spain, qui ont pensé à poser un copyright sur leur "Have a nice day" était clairement de s'enrichir. Mais un autre homme a lui aussi, et très tôt, compris qu’on pouvait se faire beaucoup d'argent avec le smiley.

Il s'agit du français Franklin Loufrani. En 1970, il a le coup de génie de déposer le logo d'un smiley qui n'a pas tout à fait les mêmes caractéristiques que celui d'Harvey Ball. Et c'est ce smiley de Loufrani que l'on retrouve désormais partout ou presque.

Dans les années 1970, l'homme était pigiste au magazine "France Soir". A la demande de sa hiérarchie, il est chargé de trouver un moyen de remonter le moral des lecteurs – exactement comme le mandat d’origine du graphiste Harvey Ball. Loufrani reprend alors l’idée de l'Américain: il dessine un rond jaune dans lequel il dessine deux yeux et une bouche, qu’il fait imprimer comme en-tête d’une rubrique de bonnes nouvelles de "France Soir". Mais avant tout chose, il a pris soin de déposer son dessin auprès du bureau français des marques.

Depuis, l’affaire a bien prospéré. En 1996, Franklin fonde avec son fils Nicolas la Smiley Company. L'entreprise détient actuellement les droits du smiley dans plus de 100 pays.

En 1998, Nicolas Loufrani crée des centaines d'émoticônes, y compris un logo de smiley en 3D. Le petit sourire jaune et ses nombreuses déclinaisons égaient désormais aussi nos messages virtuels.

>> A écouter, la première chronique de "Spectum" sur Couleur 3 consacrée à l'histoire du smiley :

Logo Oui Mais Non
Spectrum - Le Smiley 1/5 : 45$ pour booster les employés / Spectrum / 2 min. / le 31 août 2020

Les quatre autres chroniques sont à écouter ici