A l'oreille, le titre de l'exposition "L'art brut s'encadre" peut tout aussi bien s'entendre comme "L'art brut sans cadre". Jolie homophonie pour comprendre le sens de la nouvelle exposition temporaire confiée par Sarah Lombardi, directrice du musée, à Michel Thévoz qui a dirigé la Collection de l'Art Brut à Lausanne de 1976 à 2001.
L'historien de l'art vient d'ailleurs de publier "Pathologie du cadre. Quand l'art brut s'éclate" (Editions de Minuit), un essai stimulant qui accompagne l'exposition. Pour lui, il y a autant de cadres que de psychismes.
D'Aloïse à Wölfli
"L'art brut s'encadre" ne réunit que des œuvres appartenant exclusivement au fonds du musée. Elle commence avec les deux stars de l'art brut: Aloïse Corbaz et Adolf Wölfli, aussi éloignés dans leur oeuvre respective que le A l'est du W. Alors que la Lausannoise ignore le cadre en cousant ses feuilles de papier bout à bout, comme si ses dessins devaient être sans fin, le Bernois, lui, ne fait qu'entourer, délimiter, cerner. Toute son oeuvre raconte la délimitation.
"J'ai d'abord étudié le cadre bourgeois qui, depuis la Renaissance, a voulu solenniser la peinture, en faire un élément de prestige et de propriété. L'art brut prend complètement le contre-pied de cette normalisation. Ses auteurs n'aspirent pas au vedettariat. Ils ont même tendance à cacher ce qu'ils font, sous leur lit, dans des tiroirs. A leurs yeux, le cadre est insolite. Et c'est cet insolite qui me paraît intéressant", explique Michel Thévoz à la RTS.
Le même précise qu'en français, le mot cadre vient du latin quadrus qui signifie carré, ce qui n'est pas le cas dans d'autres langues. Cette étymologie induit une forme se sévérité, de rectangulation du monde. L'avalanche d'écrans de ce XXIe siècle ne fait que renforcer notre perception à angle droit.
Normatif assurément, il n'en reste pas moins ontologiquement nécessaire puisque pour vivre, nous sommes d'abord obligés d'exister dans un cadre - la matrice - avant de pouvoir en sortir. Le cadre reste ce dispositif qui distingue l'intérieur de l'extérieur, le monde imaginaire de la réalité; une réalité structurée autour du temps et de l'espace, deux notions qu'il faut délimiter.
Les différents usages du cadre
L'exposition met donc en évidence les différents usages du cadre: invisible ou imposant, centripète ou centrifuge, sublimateur ou écrasant, fédérateur ou discriminant, respectueux ou grotesque. Chaque auteur a le sien, dans les formes et les matériaux qui l'inspirent.
Composé d'autodidactes, de marginaux, de rebelles imperméables aux normes et valeurs collectives, l'art brut échappe aux lois traditionnelles de l'art. De même, la notion de limite ou de cadre vole en éclats chez la plupart de ses auteurs qui travaillent en toute liberté, sans se soumettre aux normes culturelles, et en ne s’imposant que leurs propres règles.
L'art brut intervient ainsi comme un dérèglement révélateur. D'où la question soulevée par cette exposition: est-ce le pathologique qui éclaire le normal? Ou l'anomalie qui fait ressortir une névrose collective?
Propos recueillis par Florence Grivel/mcm
"L'art brut s'encadre", Collection de l'Art Brut, Lausanne, du 11 décembre 2020 au 15 avril 2021.