Septante-sept ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la question de l'art spolié à l'époque du national-socialisme est encore ouverte dans les musées suisses.
Pour preuve, sur les 18 projets de recherche sur la provenance d'œuvres d'art soutenus par l'Office fédéral de la culture - à hauteur de 1,6 million de francs - douze projets concernent des biens culturels en lien avec l'art spolié entre 1933 et 1945 (lire aussi encadrés).
Les enquêtes sur la provenances des œuvres prennent souvent des années et dépendent beaucoup de la volonté des politiques et des institutions culturelles.
Mais ces dernières mettent un point d'honneur à enquêter sur le passé de leur collection, notamment depuis 2014 et la donation de Cornelius Gurlitt au Musée des Beaux-Arts de Berne, un cadeau controversé que le Ville a hésité à accepter.
Kunstmuseum de Berne - L'encombrant legs de Cornelius Gurlitt
Le 7 mai 2014, au lendemain du décès du collectionneur allemand Cornelius Gurlitt, une affaire a secoué la Suisse: le Musée des Beaux-Arts (MBA) de Berne est désigné comme légataire universel dans le testament. Cornelius Gurlitt possédait des centaines d'oeuvres héritées de son père, négociant privilégié du régime nazi.
Après plusieurs années de recherche, le MBA de Berne a annoncé en décembre dernier que 1365 oeuvres sur les quelque 1400 héritées seront conservées dans ses murs.
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Trente-huit œuvres restituées
En revanche, le MBA de Berne a restitué 38 oeuvres. Neuf d'entre elles ont été redonnées par l'Allemagne à leurs propriétaires légitimes en concertation avec l'institution bernoise. Il s'agissait de toiles dérobées par les nazis. Sur les 29 restantes, cinq l'ont été en Allemagne et deux autres à des familles juives.
Aujourd'hui, 22 oeuvres restent encore dans l'attente d'une détermination précise d'historique d'acquisition. L'institution s'est toutefois dit prête à les rendre à l'Allemagne à certaines conditions. Il ne doit y avoir ainsi plus aucune revendication de la part d'éventuels propriétaires.
Une vaste exposition "Gurlitt: un bilan", du 16 septembre 2022 au 15 janvier 2023, donnera un aperçu complet de l'ensemble de la collection, après une exposition en deux parties à Bonn, en Allemagne, et à Berne.
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Kunsthaus de Zurich - La collection Bührle agite historiens et politiques
La polémique autour de la provenance de la collection d'Emil Bührle n'en finit pas de créer des turbulences à Zurich. Les prises de position se sont multipliées depuis l'ouverture en octobre dernier de l'extension du Kunsthaus de Zurich, qui abrite la collection.
Des anciens membres de la commission Bergier - qui ont travaillé à la fin des années 1990 sur ce qu'on a appelé l'affaire des fonds en déshérence - ont exigé que toute la lumière soit faite sur l'historique des acquisitions. En signe de protestation, l'artiste bâloise de renommée internationale Miriam Cahn, d'origine juive, a exigé de pouvoir retirer tous ses tableaux du musée.
L'historien Erich Keller, qui a lui-même participé aux recherches de l'Université de Zurich en 2020 sur la provenance de la collection Bührle, a avancé la thèse que la collection contient toujours des œuvres d'art pillées par les nazis dans son livre, paru en allemand, "Das kontaminierte Museum" ("Le musée contaminé").
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La provenance de la grande majorité des 203 oeuvres, regroupant des toiles d'artistes majeurs tels que Van Gogh, Monet ou encore Renoir, est établie sans lacune (détenteurs successifs, lieux de détention et dates des reventes), répond le directeur de la Fondation Bührle Lukas Gloor.
Certaines lacunes subsistent au sujet d'une minorité d'oeuvres, mais rien ne laisse, selon lui, supposer qu'elles pourraient être liées au vol d'oeuvres d'art par les nazis.
Treize oeuvres spoliées
Entre 1941 et 1945, l'industriel suisse Emil Bührle a acheté 93 œuvres, dont 13 ont été considérées comme de l'art spolié d'après-guerre, selon l'étude de l'Université de Zurich. Le collectionneur, confronté à des demandes de restitution, a rendu les oeuvres à leurs propriétaires juifs et a pu par la suite réacquérir neuf d'entre elles.
On ne peut pas blanchir Emil Bührle (1890-1956) des reproches d'antisémitisme, même si un seul document écrit contient des déclarations antisémites. Mais pour l'historien Matthieu Leimgruber, il est clair qu'Emil Bührle a profité de la situation des juifs persécutés et en fuite pour constituer sa collection.
De nouvelles études
Pour en avoir le cœur net, la Société d'art du Kunsthaus a mandaté en décembre dernier un groupe d'experts indépendants pour évaluer si les méthodes de recherches de la Fondation Bührle sont à la hauteur et si la présentation de leurs résultats est correcte.
Quatre interventions ont été acceptées au législatif de la Ville. L'une d'elles souhaite une réorganisation de l'exposition de la collection au Kunsthaus en tenant compte des nouvelles connaissances historiques. Une autre demande que la Fondation Bührle, propriétaire de la collection, fasse don de ses œuvres à la Ville.
MBA de La Chaux-de-Fonds - Un tableau, spolié par Vichy, restitué
Au Musée des Beaux-Arts (MBA) de La Chaux-de-Fonds, en lieu et place du tableau intitulé "La vallée de la Stour" du peintre britannique John Constable, on trouve une photographie du verso de l'œuvre.
La raison? En 2018, la cité horlogère a restitué à ses héritiers légitimes la toile. Car elle avait été saisie en 1942 par le régime de Vichy à une famille juive et vendue aux enchères à Nice en 1943.
Or, ce tableau était exposé depuis 1986 au MBA de La Chaux-de-Fonds. Il avait été légué à la Ville par un couple chaux-de-fonnier.
La procédure pour la restitution de ce tableau a pris une dizaine d'années. La première demande était parvenue au musée en 2006. Finalement, le tableau a été restitué contre une indemnité symbolique.
MJAH de Delémont - Enquête sur une toile de Gustave Courbet
Le canton du Jura avait reçu un tableau de Gustave Courbet, un paysage jurassien d'une valeur d'environ 300'000 francs, à titre de donation en 2015.
Il ne figurait pas dans le catalogue officiel de l'œuvre de l'artiste, et lorsque les autorités cantonales ont découvert que le père du donateur avait peut-être acheté le tableau à Düsseldorf en 1939, les voyants sont passés au rouge.
Le gouvernement cantonal a alors commandé un rapport d'expertise pour examiner la provenance et l'authenticité. En l'absence de preuve de vol, les autorités ont remis le paysage au Musée jurassien d'art et d'histoire (MJAH) de Delémont, étant entendu que s'il s'avérait par la suite volé, il serait restitué.
MCBA de Lausanne - La provenance de plus de 1400 œuvres analysée
En 2016, le Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA) a commencé une recherche de provenance sur les œuvres acquises entre 1933 et 1945. A Lausanne, un registre des années 1936-1950 faisait justement défaut
Dans un premier temps, cet inventaire a été reconstitué ex nihilo par l'analyse et le recoupement de sources provenant d'archives internes et externes.
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Une liste de 1892 objets a ainsi pu être établie et documentée. Dans un second temps, la provenance de 1462 objets entrés dans la collection du musée entre 1933 et 1945 a été spécifiquement étudiée.
Après un examen approfondi des différentes sources à disposition, il ressort qu'aucune des œuvres acquises sur cette période et encore conservées aujourd'hui par le MCBA ne provient de spoliations en l'état actuel de nos connaissances.
Kunstmuseum de Bâle - Longues années de discussions pour la collection Glaser
En 2004, un bureau d'avocats américains avait demandé au nom des héritiers du collectionneur juif Curt Glaser des informations sur deux lithographies d'Edvard Munch. En 2008, ces héritiers avaient exigé la restitution des 200 dessins et gravures acquis lors d'une vente aux enchères en 1933 à Berlin contre un dédommagement équivalent au prix d'achat.
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Demande rejetée en 2008
Mais le Kunstmuseum et le gouvernement de Bâle-Ville avaient, à l'époque, rejeté la demande en affirmant qu'il ne s'agissait en aucun cas d'œuvres spoliées par les nazis et qu'elles avaient été achetées en toute bonne foi.
Le bureau d'avocats avait ensuite repris contact avec Bâle-Ville pour réexaminer l'affaire sur la base d'un procès-verbal de la Commission des beaux-arts de Bâle-Ville datant de 1933. Dans le texte, il est précisé que les œuvres ont été acquises "à des prix très bon marché".
En novembre 2017, la Commission des beaux-arts a décidé d'examiner cette affaire de manière détaillée. En 2018, en collaboration avec un groupe de travail du musée, le dossier a fait l'objet d'une révision historique et juridique. Les héritiers de Curt Glaser ont été entendus.
Le musée a conservé les œuvres, mais il a indemnisé les héritiers par le biais d'une vaste exposition sur Curt Glaser "De la défense de la modernité aux persécutions" prévue du 22 octobre 2022 au 12 février 2023. La famille a aussi reçu une compensation financière, dont le montant reste confidentiel.
Valentin Jordil/ats
La définition de l'art spolié
Outre des biens culturels datant de l'époque du national-socialisme en Allemagne (1933-1945), la notion d'art spolié englobe également des biens culturels ethnologiques et ethnographiques issus d'un contexte colonial, ainsi que des biens culturels archéologiques pillés, écrit l'Office fédéral de la culture sur son site internet.
Un grand nombre d'œuvres d'art ont été confisquées en Allemagne et dans les pays annexés et occupés pendant le régime national-socialiste. Certaines d'entre elles sont arrivées en Suisse durant et après cette période.
La prise de conscience politique
Dès 1998, l'Office fédéral de la culture (OFC) commande plusieurs études sur l'art spolié. Et en décembre de la même année, la Suisse signe avec 43 autres Etats les Principes de Washington.
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Non contraignants, ils ont pour objectif d'identifier l'art spolié par les nazis dans les collections des musées et de chercher des "solutions justes et équitables" avec les héritiers des propriétaires juifs de l'époque.
Un an plus tard, le Conseil fédéral institue le Bureau de l'art spolié, rattaché à l'OFC. Et, en 2016, le gouvernement met pour la première fois à la disposition des musées des fonds pour financer la recherche sur la provenance de leurs œuvres.