La poésie n'est pas toujours là où on l'attend. Loin des recueils et des récitations par coeur, elle fleurit désormais sur Instagram. La plateforme dédiée initialement à la photographie regorge d’instantanés poétiques et de vers suspendus entre deux Stories et trois Reels.
Cette poésie réinventée, souvent illustrée, trouve son public: les fragments poétiques se likent, s’enregistrent et se partagent par milliers. Certains poètes d'Instagram deviennent ensuite des auteurs à succès, comme l'Indienne Rupi Kaur. En Suisse romande, une de ces poétesses modernes se distingue: Frédérique Nierlé, alias Fifille, basée à Genève. Près de 40'000 personnes suivent le compte de celle qui dit écrire pour "les écorchées vives, les survivantes et celles qui se sentent mourir".
Il y a une sorte d'urgence dans mes écrits. Un besoin de sortir l'émotion.
L'urgence d'écrire
Si sa carrière a décollé sur les réseaux sociaux, Fifille a en réalité toujours écrit et dessiné. Adolescente déjà, ses cahiers d'école regorgeaient de bandes dessinées. Il y a quelques années, elle commence à transposer ses écrits sur Instagram. Son travail prend de l'ampleur et se décline aujourd'hui sur la céramique, sur les muraux et même sur la peau: chaque vers est tatoué par l’artiste elle-même, dans le studio Les Amazones qu'elle a récemment co-fondé à Plainpalais avec Alice Izzo et Ginginx.
Coloré et joyeux, le lieu est à l'image de son art qu'elle qualifie volontiers de naïf et impulsif. "Il y a une sorte d'urgence dans mes écrits, un besoin de sortir l'émotion, explique Frédérique Nierlé. Du coup, ça se fait de façon assez saccadée et impulsive. Ce qui explique le côté très bref, assez simpliste de mes écrits. Ce sont des mots qui jaillissent du coeur et qui, comme un dégueulis, sortent pour apaiser et alléger l'existence."
Une poésie thérapeutique
Cet aspect thérapeutique est présent jusque dans sa calligraphie, volontairement candide: "J'utilise une typographie à main levée et non pas une typographie de dactylo, explique Frédérique Nierlé. C'est l'écriture de l'enfant intérieur blessé qui a besoin d'écrire."
Une volonté d'apaiser les chagrins de l'existence qui trouve un fort écho au sein de sa communauté: "Je pense que tout le monde n'a pas la capacité ou le moyen de s'exprimer par l'écriture, analyse Frédérique Nierlé. Certaines personnes s'expriment par le corps, par le mouvement, d'autres par le visuel, d'autres par le textile. Il y a plein de manières d'exprimer des émotions. Moi, c'est par l'écriture et pour les personnes qui n'ont pas ce moyen d'expression, ça leur permet de trouver les mots qu'ils n'arrivent pas à trouver. Peut-être que, par mes écrits, je leur prête un peu mes mots."
Instagram, opportunité ou dérive?
Ce succès de la poésie sur Instagram doit tout de même être relativisé, estime Matthieu Corpataux, écrivain et directeur des rencontres littéraires Textures à Fribourg: "En termes de quantité, il y a beaucoup de propositions et c'est réjouissant, reconnaît-il. Mais il faut se prémunir d'une certaine uniformisation."
Il constate également cette tendance de l'art à vouloir soigner et guérir. "Le danger est de penser que cela peut remplacer des traitements médicaux, explique Matthieu Corpataux. Personnellement, je préfère une poésie qui est ancrée dans le réel, qui cherche à saisir la réalité du monde, quand bien même il est chaotique, et non une poésie qui chercherait à fuir devant le chaos du monde."
Enfin, notons que si Instagram semble être un support rêvé pour les poètes modernes, il cache toutefois de nombreuses contraintes. Les poètes sont soumis à l'algorithme changeant de la plateforme qui favorise les contenus très nets, esthétiques et équilibrés, plutôt clairs que sombres, plutôt bleutés que rougeâtres. La visibilité, et par conséquent la lecture des poèmes, n'est donc aucunement garantie.
Charlotte Frossard
L'artiste genevoise Fifille est présente sur Instagram.