"Est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au Metropolitan Museum?" Tel est le slogan de l'une des affiches les plus célèbres des Guerrilla Girls à la fin des années 1980. Trente ans plus tard, la représentation des femmes dans l'art est plus que jamais au coeur des débats. Récemment, des militantes féministes ont réclamé d'une galerie genevoise qu'elle décroche des portraits jugés "pas assez paritaires" et "de ne pas représenter les corps imparfaits".
"Si un musée organise une exposition sur Giacometti, il va être obligé de mettre 50% de Botero pour la parité?", s'interroge le photographe lausannois Philippe Pache, mardi dans l'émission de la RTS Forum. S'il dit comprendre la volonté de montrer d'autres corps féminins, il juge que le mouvement "va trop loin". Selon lui, "le seul devoir d'un artiste est de suivre ses émotions".
Il ne s'agit pas de limiter la créativité des artistes, mais de faire entrer dans les expositions et les musées d'autres regards, d'autres représentations du corps
"Il ne s'agit pas de limiter la créativité des artistes, mais de faire entrer dans les expositions et les musées d'autres regards, d'autres représentations du corps, répond la directrice de Photo Elysée à Lausanne Nathalie Herschdorfer.
Pour la militante féministe et spécialiste des questions de genre Coline de Senarclens, le souci principal est "univoque". "Souvent, ce sont des femmes jeunes, minces ou blanches. Elles sont souvent représentées par ce prisme du corps, alors que quand il s'agit de représenter des hommes, c'est à travers leur titre, leur nom ou leur exprérience. On reste dans ce concept de femme-objet et d'homme-sujet."
Et d'ajouter: "La question n'est pas est-ce qu'on peut encore représenter des corps féminins, mais plutôt est-ce qu'on peut commencer à représenter autre chose ou donner la parole à des femmes artistes pour représenter d'autres formes de corps."
Des "siècles d'objectification"
Nathalie Herschdorfer, qui est aussi auteure du livre "Corps", estime qu'il y a aujourd'hui une "demande légitime" - en dehors des cercles féministes-militants - pour montrer dans l'art "d'autres beautés". Elle prône le dialogue et rejette toutes formes de censure: "Chacun doit pouvoir s'exprimer. Parfois, on s'exprime avec force et on va dans une extrémité parce qu'il s'agit de marquer le coup. Je n'ai pas de problème avec ça. Mais ce qu'il faut, c'est pouvoir réunir les gens, échanger."
On a montré un seul corps et une seule manière d'avoir un corps valide quand on est une femme.
Pour Coline de Senarclens, les femmes doivent aussi sortir des "siècles d'objectification" de leur corps. "On a montré un seul corps et une seule manière d'avoir un corps valide quand on est une femme. L'uniformité de la représentation du corps des femmes dans notre société a des effets psychiques sur les femmes. Elles ont intégré la honte quand qu'elles commencent à avoir des kilos en trop ou qu'elles sont moins belles si elles ne sont pas une femme jeune et blanche."
Un avis totalement partagé par la directrice de Photo Elysée. "La photographie a pris le relais de la peinture et nous a appris, en tant que femme, à vivre dans notre corps avec des normes de beauté: le dictat d'un corps jeune, sans ride et blanc. On se construit en tant que femme et société avec ces dictats."
Avoir plus d'artistes femmes dans les collections
Les artistes sont là pour bousculer tout cela, dit Nathalie Herschdorfer. La vision du corps des femmes est aujourd'hui aussi bousculée par les réseaux sociaux, espaces où tout le monde peut partager ses images. "On ne passe plus par le regard du professionnel ou du directeur de musée."
Les femmes artistes restent également sous-représentées dans les musées. En France, par exemple, le Louvre ne compte qu'une trentaine de peintures de femmes artistes dans ses collections, sur 3600 artistes. Et pour le Musée d'Orsay, sur les 4463 artistes de la collection permanente, on compte seulement 296 femmes, un peu moins de 7%.
"Le chemin est encore long, soupire Nathalie Herschdorfer. Il est important de rappeler ces chiffres. Car quand on demande aux gens de citer des artistes, ils citent Picasso ou Michel-Ange. Louise Bourgeois a dû attendre ses 96 ans pour avoir l'honneur d'une grande exposition à Paris."
Propos recueillis par Anne Fournier/vajo