Afrique, Amérique du Sud, Asie, et même entre pays européens, les restitutions de biens culturels sont un caillou dans la chaussure des Etats coloniaux ou ayant tiré profit de la colonisation, comme la Suisse. Deux visions s'opposent, l'une qui demande le retour des œuvres dans leur pays d'origine, l'autre qui s'abrite parfois derrière la règle: tout ce qui rentre au musée reste au musée.
Pourtant, la Suisse vient de restituer une tête sculptée de la culture Chavín au Pérou, vieille de 2500 ans. Le Musée d'ethnographie de Genève (MEG) a récemment restitué à la Confédération amérindienne d'Haudenosaunee (Amérique du Nord) deux objets sacrés acquis sans consentement il y a près de 200 ans.
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Floriane Morin, conservatrice en charge des collections Afrique au Musée d'ethnographie de Genève, explique à la RTS: "La prise en compte des demandes par le MEG est déjà ancienne. Le musée avait entamé une procédure de restitution d'une tête Maorie momifiée et tatouée dès 1992. Nous sommes en dialogue avec des communautés, des institutions de par le monde pour essayer de rétablir une symétrie entre la présence des objets ici et leur absence ailleurs".
Des manuscrits contre un TGV
Certaines restitutions sont au centre d'intérêts économiques et diplomatiques, comme le rappelle Marc-André Renold, directeur du Centre universitaire du droit de l'art et professeur à l'Université de Genève. Le retour de manuscrits précieux en Corée du Sud s'est fait "en échange de l'achat de TGV! Alors que les conservateurs français ont mis les pieds au mur pour l'empêcher". Car, en raison de l'inaliénabilité des collections, il est jugé impossible de rendre un bien culturel à son pays d'origine.
Parfois, souligne Marc-André Renold, il suffit "d'un prêt à long terme pour contourner la loi". Les musées français ont ainsi rendu beaucoup d'objets, sans le dire formellement, au titre de ces prêts.
La pression du public
Notre regard et notre perception des œuvres a changé. Le frisson lorsque nous étions confrontés à une momie fait place aujourd'hui à des interrogations. Dans quelles conditions a-t-elle été acquise? Faut-il vraiment présenter une dépouille humaine dans un musée? Outre le public, ces questions traversent aussi les institutions.
Floriane Morin en fait le constat: "C'est une certitude. Le public comme les équipes ont une perception différente aujourd'hui. Il y a un respect et une volonté de comprendre l'autre. Les populations des diasporas ont des réactions fortes et émouvantes, de tristesse ou de colère devant cette façon dont les Européens ont mis sous vitrine des objets qui sont ceux de leurs ancêtres. Avec des explications qui sont parfois à des années-lumières de ce qu'est réellement l'objet".
Un deuxième mur de Berlin tombe
L'historienne de l'art française Bénédicte Savoy, co-autrice du rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain intitulé "Vers une nouvelle éthique relationnelle" rédigé avec l'universitaire et écrivain sénégalais Felwine Sarr, estime quant à elle que la révolution est en marche. "Presque tous les musées d'Europe bougent".
Avec certains marqueurs comme "ce moment très fort de l'année 2021, lorsque la petite République du Bénin, dépourvue de ressources naturelles mais très forte en ressources diplomatiques, a obtenu une restitution de 2,5 tonnes de son patrimoine pré-colonial", explique l'historienne de l'art. "C'est énorme! Le ministre de la Culture du Bénin, Oswald Homeky, nous avait dit en 2018 ne pas croire aux restitutions. Mais que si cela se produisait, ce serait l'équivalent de la chute du mur de Berlin, ou de la réunification des deux Corées. Soit une reconfiguration géopolitique totale de la géographie du patrimoine africain".
Le remplacement par des copies?
Frises du Parthénon, sculptures remarquables, Pierre de Rosette, buste de Néfertiti, nombreuses sont les pièces majeures conservées dans les musées qui ne sont pourtant pas près d'être rendues. Pourquoi ne pas en faire des copies, et rendre les originaux? La question suscite une levée de boucliers, alors même que les technologies disponibles, certaines présentées récemment à l'EPFL dans l'exposition "Deep Fakes", sont absolument stupéfiantes.
Bien malin qui saurait distinguer le vrai du faux, si à l'avenir Néfertiti revient sur sa terre d'origine. Reste à faire tomber un autre mur de Berlin, celui de notre émotion face à une œuvre authentique.
Pierre Philippe Cadert/olhor