>> Une semaine avant la fermeture de l'exposition "Pensée sérielle" consacrée à l'artiste suisse Miriam Cahn au Palais de Tokyo à Paris, le tableau controversé "Fuck abstraction!" a été aspergé de peinture. Un acte de vandalisme qui s'inscrit dans une longue histoire.
>> Transformer, dégrader ou détruire une oeuvre en attirant l'attention sur une cause, dans des musées ou lors d'expositions en plein air, relève de différentes raisons: psychologiques, religieuses, guerrières, militantes ou même artistiques.
>> Tour d'horizon d'oeuvres d'art vandalisées depuis le début du XXe siècle.
Un dossier réalisé par RTS Culture
Oeuvres d’art controversées vandalisées
Le tableau "Fuck Abstraction" de Miriam Cahn, exposé depuis la mi-février et jusqu'au 14 mai au Palais de Tokyo à Paris, représente une personne aux mains liées contrainte à une fellation par un homme puissant et sans visage.
Même si l'artiste a toujours démenti avoir représenté en victime un enfant, certains et certaines y ont vu la représentation d'un acte de pédocriminalité. Des associations telles que Juristes pour l'enfance ou Face à l'inceste ont demandé son décrochage, ce qu'a refusé le musée. Une décision confirmée par le Tribunal administratif de Paris.
Dimanche dernier, un homme qui aurait agi seul a projeté de la peinture mauve sur le tableau. Il s'est dit "mécontent de la mise en scène sexuelle d'un enfant et d'un adulte représentée selon lui".
"S'en prendre à une oeuvre, c'est attenter à nos valeurs. En France, l'art est toujours libre et le respect de la création culturelle est garanti", a pour sa part réagi le président français Emmanuel Macron.
"Je suis très choqué, a déclaré le directeur de Pro Helvetia Philippe Bischof dans l'émission Forum de la RTS. Avec les réseaux sociaux, on peut très facilement décontextualiser les oeuvres d'art, les sortir du musée sans connaître la démarche de l'artiste", a-t-il poursuivi.
Plusieurs oeuvres vandalisées ces dernières années
A l'image du tableau de Miriam Cahn, plusieurs oeuvres d'art jugées choquantes ont été vandalisées ces dernières années. En France, on peut citer "Dirty Corner" de l'artiste britannique Anish Kapoor. Installée en 2015 dans le jardin de Versailles dans le cadre des commémorations du tricentenaire de la mort de Louis XIV et volontairement provocatrice, cette sculpture présentée par l'artiste comme le vagin de la reine a été au coeur d'un scandale.
A trois reprises, l'oeuvre est vandalisée avec des inscriptions royalistes et antisémites. L'artiste décide de les garder afin de garder une trace de "la haine qu'elle a attirée".
Connu également pour son art de la provocation, l'artiste américain Paul McCarthy a installé en 2014 sur la Place Vendôme à Paris un gigantesque sapin de Noël vert à l'occasion de la Foire internationale d'art contemporain (FIAC). Ce conifère, qui présente des similitudes avec un sextoy, provoque l'ire de certains passants et une dénonciation de la part d'une association catholique.
Au moment de l'installation de la sculpture, l'artiste est frappé au visage par un inconnu et quelques jours plus tard, l'installation est dégonflée par des vandales. Paul McCarthy décide alors de retirer le sapin.
Si les installations en plein air, de par leur grande visibilité, sont souvent au coeur de ce type de polémique, les oeuvres exposées dans les musées sont aussi la cible du vandalisme, y compris la photographie.
En 2010 à Avignon, la Collection Lambert expose "Piss Christ", une photographie de l'Américain Andres Serrano qui avait déjà suscité de très fortes réactions et polémiques aux Etats-Unis.
Réalisé en 1987, ce cliché représente un crucifix plongé dans un verre rempli d'un liquide que l'artiste a décrit comme étant son urine et son sang. Lui-même catholique, l'artiste dit avoir voulu dénoncer la banalisation de cet objet de culte.
Son titre en particulier, "Piss Christ", est jugé blasphématoire et l'oeuvre est vandalisée à plusieurs reprises lors d'expositions. L'annonce de son accrochage à Avignon provoque une campagne de protestation lancée par des mouvements catholiques intégristes qui demandent son retrait et est soutenue par l'archevêché d'Avignon.
Harcèlements et menaces contre le lieu qui accueille l'exposition et manifestations précèdent un acte de vandalisme lorsque plusieurs individus attaquent cette oeuvre et une autre intitulée "Soeur Jeanne Myriam" à coups de marteaux et d'objets pointus.
Pas uniquement des oeuvres contemporaines
Si l'art contemporain, où la provocation est monnaie courante, est souvent la cible de ce type de vandalisme, de célèbres oeuvres d'autres périodes peuvent encore être suffisamment choquantes pour susciter un passage à l'acte.
Ainsi à Washington en 2011, une femme visitant la National Gallery a tenté de décrocher le célèbre tableau "Deux Tahitiennes" de Paul Gauguin (1848-1903) tout en lui donnant des coups de poing.
Arrêtée par les vigiles, elle a déclaré: "Pour moi, Gauguin c'est le mal. Il fait de la nudité et c'est mauvais pour les enfants. Dans sa peinture, il représente deux femmes et ça, c'est très homosexuel. J’ai essayé de l'enlever. Je pense qu'il devrait être brûlé."
Vandalisme d'art lors de conflits
Né sous la plume de l'abbé Grégoire (1750-1831), le terme de vandalisme apparaît en 1793 pour dénoncer la destruction d'oeuvres d'art de l'Ancien Régime suite à la Révolution française.
En 1794, l'homme d'église déclare: "Les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts, les hommes libres les aiment et les conservent."
Outre les vols, l'Histoire regorge d'exemples de belligérants qui abîment ou détruisent volontairement des biens patrimoniaux et culturels. Une atteinte psychologique forte, souvent liée, mais pas toujours, à des différents religieux.
Des statues antiques ont été mutilées ou détruites déjà au début du Moyen Age, puis durant la période iconoclaste de l'Empire byzantin au VIIIe siècle lors de laquelle les mosaïques, peintures ou images représentants le Christ ou les saints ont été systématiquement détruites.
Des oeuvres d'art ont été détruites durant les guerres de religion, la Révolution française ou durant les deux guerres mondiales. C'est d'ailleurs peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1954, qu'est adoptée à La Haye la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflits armés.
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Les destructions en cas de conflit ne se sont pas arrêtées pour autant et le XXIe siècle continue de connaître régulièrement des dégradations ou destructions de biens culturels. A l'instar de la destruction par les talibans des Bouddhas de Bâmiyân en 2001 en Afghanistan, qui a été vécu comme un traumatisme au niveau mondial.
Vandalisme militant
Ciblant principalement des oeuvres d'art très célèbres, le vandalisme militant ou politique a pour but d'attirer l'attention sur une cause.
Au début du XXe siècle, les suffragettes londoniennes luttent pour que les femmes obtiennent le droit de vote. Certaines n'hésitent pas à utiliser des moyens radicaux et illégaux, suivant le mot d'ordre "des actions, pas des mots", pour arriver à leur fins. En 1914, l'une d'entre elles, Mary Richardson, s'attaque à la célèbre "Vénus au miroir", fleuron de la National Gallery et peinte par Diego Velásquez entre 1647 et 1651.
Elle assène plusieurs coups de hachoir sur le dos et les fesses de la femme nue représentée sur ce tableau. Un acte que le Times qualifia à l'époque "comme le plus scandaleux du XXe siècle" et qui sera présenté par la plupart des médias comme l'acte d'une "aliénée", alors qu'il s'agit bien là d'un acte à portée politique.
Attirer l'attention à tout prix
Attirer l'attention est ici le maître mot. En 1974, le marchand d'art Tony Shafrazi écrit à la peinture rouge sur "Guernica" de Pablo Picasso, alors exposé au MoMa de New York, les mots "Kill Lies All" pour protester contre la guerre du Vietnam. Le tableau étant protégé par un vernis, l'inscription a pu être retirée.
"'Guernica' est une œuvre vivante. Moi, je l'ai juste fait crier. D'une manière ou d'une autre, cela a réveillé tout le monde. C'était le but", expliquait-t-il plusieurs années après son geste.
Scandalisé par le manque d’expositions consacrées à des artistes locaux, Maximo Caminero, artiste résidant à Miami, détruit en 2014 une œuvre de l’artiste contemporain Ai Weiwei au Pérez Art Museum. Elle comprenait un vase de la dynastie chinoise des Han (206-220 av. J.-C.) d’une valeur d'un million de dollars.
D’autres artistes préfèrent ajouter leur touche à l’œuvre qu’ils vandalisent. En 2012 à la Menil Collection de Houston (Texas), Uriel Landeros entre avec une bombe de peinture et un pochoir. Il inscrit une scène de tauromachie et le mot "conquista" sur la toile de Picasso intitulée "La Femme dans un fauteuil rouge" (1929). Il justifie son acte auprès de la police en indiquant que son geste est "une performance pour la justice sociale, un acte de défiance à portée politique".
Le vandalisme peut aussi répondre à un motif idéologique ou mémoriel. A l'image des statues de figures de la traite négrière ou de ses défenseurs qui ont été déboulonnées, détruites ou souillées au printemps 2020 au moment du mouvement Black Lives Matter, aux Etats-Unis comme en Europe.
Les militants du climat
En 2022, l'action de certains militants du climat qui ont jeté peinture, soupe ou autres liquides ou se sont collés la main sur des chefs-d'oeuvres exposés dans les plus grands musées d'Europe a été ultramédiatisée. Les auteurs de ces déprédations profitent aussi désormais des réseaux sociaux pour relayer massivement et très rapidement leurs actions.
Parmi la liste d'oeuvres visées en 2022, on peut citer "Les pêchers en fleurs" de Vincent Van Gogh (Courtauld Gallery, Londres) le 30 juin, "Le printemps" de Botticelli (galerie des Offices, Florence) le 22 juillet, la "Maloja en hiver" de Giovanni Giacometti (MCBA, Lausanne) le 11 septembre, "Les Tournesols" de Van Gogh (National Gallery, Londres) le 14 octobre, "Les Meules" de Claude Monet (musée Barberini, Potsdam) le 24 octobre, "La jeune fille à la perle" de Johannes Vermeer (musée Mauritshuis, La Haye), le 27 octobre.
On a affaire ici à des actions qui se veulent symboliques, le but n'étant pas de dégrader les oeuvres mais de profiter de la célébrité et donc de la portée médiatique de ce type d'actions pour attirer l'attention sur le changement climatique.
Présentées comme un cri désespéré par celles et ceux qui les réalisent, ces actions provoquent des réactions très contrastées auprès du public et sont le plus souvent vivement condamnées au sein des milieux politiques et culturels.
Le 29 mai 2022, c'est la "Joconde" de Leonard de Vinci qui a été entartée par des activistes pour le climat au Musée du Louvre à Paris. Un acte qui vient ajouter une ligne au nombre d'attaques qu'a déjà subi le tableau sans doute le plus célèbre du monde.
Volée en 1911 par un ouvrier italien et retrouvée deux ans plus tard, la Mona Lisa a été endommagée en décembre 1956 lorsqu'un Bolivien lui a lancé une pierre. Depuis 2005, une vitre blindée la protège contre les agressions de toutes sortes. Elle a été éraflée en 2009 par une tasse à thé lancée par une visiteuse russe.
Un cas historique en Suisse
En Suisse, à Lausanne, le 24 août 1980 au matin, le conservateur du Musée des beaux-arts de Rumine Jacques-Edouard Berger, découvre les restes calcinés de "L'exécution du major Davel", un célèbre tableau historique réalisé en 1846 par le peintre Charles Gleyre.
Un vandale s’est laissé enfermer dans le musée et a mis le feu à la toile durant la nuit avant de s'évanouir dans la nature. Pour le musée, la perte est irréparable, mais des solutions doivent être trouvées pour sauver ce qui peut l'être.
Même si les musées ne le crient pas sur les toits et sans être aussi visibles que les actes décrits ci-dessus, les micro-vandalismes d'anonymes sont le type de vandalisme le plus répandu.
Volontaires ou non, les éraflures, griffures, marques de doigts, tags et diverses inscriptions répétées quotidiennement laissent des traces et abîment les tableaux et sculptures des musées.
Vandalisme créatif
Parmi les multiples formes de dégradations, le concept de "vandalisme créatif" a été développé par la sociologue des arts et de la culture Anne Bessette dans sa thèse portant sur les enjeux et la réception des destructions et dégradations dans les musées en Europe et en Amérique du Nord depuis 1970 (éditions L’Harmattan, 2021).
Le cas le plus emblématique de vandalisme créatif est celui de "Fontaine", le ready-made de Marcel Duchamp consistant en un urinoir en porcelaine renversé, signé "R. Mutt". Il a été profané à six reprises de 1993 à 2000, notamment par le peintre Pierre Pinoncelli qui le compisse et lui assène un coup de marteau. Il explique son geste par l'hommage rendu à son créateur: "L’esprit dada, c’est l’irrespect (...) C’était un clin d’œil au dadaïsme, j’ai voulu rendre hommage à l’esprit dada. Marcel Duchamp aurait compris et apprécié mon geste". Pierre Pinoncelli dira encore qu'il s'agissait "d’achever l’œuvre de Duchamp, en attente d’une réponse depuis plus de quatre-vingts ans".
Vandalisme par les artistes eux-mêmes
Des artistes ont également saccagé leurs propres oeuvres, comme Banksy qui a déchiqueté l’un de ses tableaux grâce à un cadre piégé lors d’une vente aux enchères en 2018.
Certains artistes ont pris pour cible des travaux reconnus d’autres célébrités. Outre le fameux cas de Pierre Pinoncelli s'en prenant à l'oeuvre de Marcel Duchamp, l'artiste italien Maurizio Cattelan a aussi rendu hommage au célèbre urinoir du Français avec une banane scotchée à un mur. Son oeuvre intitulée "Comedian" se veut une prolongation de l’urinoir de Duchamp mais aussi de son propre travail, puisqu’il avait scotché son propre galeriste à un mur en 1999.
Dans la foulée, un autre artiste, David Datuna, a lancé sa propre performance, "Hungry Artist", consistant à manger l’oeuvre de Cattelan.... D'autres artistes ont aussi dégradé des oeuvres connues pour nourrir leur propre travail conceptuel. Comme en 2007 quand l’artiste franco-cambodgienne Rindy Sam fait scandale en embrassant avec un rouge à lèvres un monochrome blanc de l'Américain Cy Twombly exposé à la Collection Lambert en Avignon.