Conservateur passionné par cette maison qu'il connaît quasi centimètre par centimètre, Patrick Moser a créé en 2010 un musée à la villa "Le Lac", selon le vœu exprimé par Le Corbusier dans l'une de ses dernières lettres, en 1965. Patrick Moser apporte quelques précisons sur l'histoire légendaire de cette maison.
Est-ce vrai que les plans de la villa "Le Lac" ont été dessinés avant de trouver le terrain?
Le Corbusier dit qu'il a dessiné le plan avant de connaître le terrain. Mais c'est faux, même s'il a affirmé: "En 1922-1923, je prends à plusieurs reprises le rapide Paris-Milan ou l'Orient-Express (Paris-Ankara). J'emporte un plan de maison dans ma poche. Le plan avant le terrain? Le plan d'une maison pour lui trouver un terrain ? Oui!".
Eh non. Ce sont des histoires. En réalité, il a cherché un terrain, et quand il l’a trouvé, il a dessiné le plan.
Le terrain est une bande étroite beaucoup plus longue que large. La villa, par conséquent, est une "boite allongée sur le sol" de 4x16 mètres dessinée en fonction du terrain. C'est précisément le sous-titre de l'exposition et du livre à venir: "Il était une fois la Villa - Le plan avant le terrain et autres histoires".
On dit Le Corbusier théoricien, mais il est avant tout empirique… Par exemple, le toit-terrasse végétalisé, est-ce le principe de réalité qui va l'emmener sur cette piste?
Il est les deux. Mais pour ce qui concerne l'empirique, oui, car il faisait près de 30° à minuit au salon en été (toit de béton avec toile goudronnée). Il a mis une isolation (de la terre), les oiseaux et le vent ont apporté les graines, l'herbe a poussé. Et c'est ainsi qu'est né le toit jardin.
La villa "Le Lac" est un manifeste de la modernité agrémenté de quantité d'anecdotes, pouvez-vous nous en offrir un florilège de trois?
Le tremplin du chien.
Avant la construction de la route en 1931, il n'y avait pas de mur entre la propriété et le chemin de terre. Juste une haie de laurelles. Le chien de Madame Jeanneret pouvait passer sous la haie pour aboyer contre les passants. Quand arrive la route en 1931, Le Corbusier construit le mur - et le chien perd son hobby. Pour qu'il puisse continuer à le pratiquer, Le Corbusier construit le tremplin du chien pour qu'il puisse aboyer contre les passants.
Le cours de natation par correspondance.
Dans une lettre à son frère Albert, Le Corbusier lui explique comment nager. Il lui donnera des indications très précises: de la position de la plante des pieds à la forme que doivent prendre les lèvres, et il dira que la brasse est une mauvaise nage, il faut nager sur le côté, "moi le gauche, toi le droit", comme ça ils peuvent se parler! En fait, Le Corbusier cherche un compagnon de natation quand il vient en vacances à la villa. Bien sûr, ça n'a jamais marché, Albert n'a jamais su nager… Peut-être que ça ne s'apprend pas par correspondance.
Les garden-parties qu'organisaient les habitants, et notamment l'entrée dans la 100e année de la mère de Le Corbusier, en 1959, qui joue au piano (avec Albert au violon), et qui le gronde devant tout le monde (Conseil d'Etat du Canton de Vaud y compris): "Albert, c'est faux, c'est tout faux! Tu reprends maintenant à G - et tu te concentres!", etc. En 1959, Albert a tout de même 73 ans.
Depuis 1923, qu'est-ce qui a changé?
La construction de la route
La construction de la fruitière, préfiguration du cabanon de Roquebrune Cap-Martin où l'architecte vécut ses derniers jours, et où se croisent plusieurs réflexions sur l'habitat minimal. Il y a notamment travaillé sur sa théorie du "modulor" et c'est à Roquebrune qu'il est décédé en se noyant dans la mer.
Le revêtement de métal des façades
La peinture blanche de la façade Est (celle qui n'était pas recouverte de métal), en 1973-1975 et qui a donné naissance au mythe des villas blanches (une autre histoire nichée au cœur de l'exposition visible en ce moment à la Villa et dans le livre).
Qu'est-ce continue à vous aimanter à cet objet architectural que vous côtoyez depuis de nombreuses années?
La villa "Le Lac" est conçue avec un soin infini et un souci du détail exceptionnel. Elle est comme un texte qui résiste à l'analyse. Plus on l'analyse, plus on se rend compte que c'est construit, conçu comme un ensemble qui fait sens.
La villa est exceptionnellement bien documentée, à tel point qu'on sait aujourd'hui ce que mangeait le chien de Le Corbusier! Ce n'est pas capital pour la marche du monde, mais ça donne la mesure, et ça a valeur d'exemple pour montrer le type d'infos dont on dispose.
Il n'y a que des raisons objectives pour être fasciné par Le Corbusier: c'est un personnage de roman!