Proche des fers de lance du show-business avec Lady Gaga en tête de gondole, l'artiste d'origine serbe Marina Abramovic a été propulsée dans l'univers glam depuis sa rétrospective au MoMA de New York en 2010. Elle présentait alors dans l'institution américaine sa mythique et rassembleuse performance "The Artist Is Present". Pendant trois mois, à raison de huit heures par jour, l'artiste prenait place au cœur du musée, assise, immobile, sans boire ni manger, vêtue d’une sorte de robe-toge rouge, telle une déesse, papesse ou sainte des temps modernes. Le public défilait dans ce musée-temple, et chacun était invité à vivre un face-à-face silencieux avec Marina Abramovic.
Cette intimité, qui offrait de se fondre dans le regard compassionnel de l'artiste, donnait à l'expérience une aura mystique. Le public, bouleversé, finissait souvent en larmes. Le Kunsthaus de Zurich, qui consacre jusqu'au 16 février 2025 une exposition à l'oeuvre de Marina Abramovic, propose une spectaculaire installation qui présente ces multiples face-à-face.
Marina Abramovic est l’une des pionnières et icônes du "body art" et des "long durational performances", dans lesquelles elle sonde les limites physiques et mentales. Son oeuvre s’aligne sur le contexte artistique de l’époque: l’art ne se limite plus à la peinture ou à la sculpture et témoigne d’un contexte géopolitique oppressif.
Un art qui rejoue la cruauté
Marina Abramovic naît à Belgrade en 1946. Ses parents sont des proches du maréchal Tito. Ils l’éduquent dans une atmosphère où règnent la discipline, la dureté, la violence et l’inflexibilité. A partir de ce matériau traumatique de base, Marina Abramovic va créer un art qui rejoue cette cruauté et cette tension.
Au cœur de son travail, on trouve d’abord le corps. En 1974, pour la performance "Rhythm 0", elle se met en péril en direct en se couchant nue sur une table sur laquelle elle a disposé des cutters, des seringues, une rose ou même un pistolet. Elle autorise le public à lui faire du mal et il s’exécute, jusqu’à un certain point.
De 1975 à 1988, elle forme un couple avec Ulay, son compagnon de route et de performances. Aujourd'hui, c’est le public qui est invité à être le protagoniste de ses œuvres récentes: réaliser des gestes pour se recentrer, compter des grains de riz pendant des heures avec un casque anti-bruit sur les oreilles ou passer une porte de quartz lumineux qui réchauffe nos cellules.
Du wellness artistique
On peut aussi suivre les enseignements de l’artiste hors exposition via des produits dérivés en vente à la boutique du musée, comme une boîte pleine de cartes de performances domestiques qui nous exercent à la patience et au lâcher-prise. Le public peut aussi participer à des workshops organisés par le Marina Abramović Institute, une école de performance qui, selon la publicité, rend plus conscient, plus centré, au service du bien commun – une autre propagande de wellness artistique.
En plus de cinquante ans de carrière, Marina Abramovic n’a eu de cesse de se renouveler. Elle ose être tout et son contraire, engagée, frivole, politique, business, extrême, spirituelle, sérieuse, tenace et drôle. Mais il y a ce petit scrupule qui persiste en visitant l’exposition. Celui de l’effet retour du refoulé, de ce que l'on dénonce ou que l'on combat.
Difficile en effet de ne pas mettre en parallèle le totalitarisme du régime communiste dont l'artiste a subi les effets, que son art a mis en tension et en dénonciation, et la mise en place aujourd’hui de ce juteux merchandising de la conquête de la paix universelle pour tous. Comme si la transformation de l’être était un passage obligé par le biais d’une autre forme d’autoritarisme. Atavisme, quand tu nous tiens.
Florence Grivel/mh
Rétrospective Marina Abramovic, Kunsthaus de Zurich, jusqu’au 16 février 2025.
Des oeuvres parfois perturbantes
Cette première rétrospective de Marina Abramovic en Suisse, après 55 ans de carrière, a été réalisée en coopération avec la Royal Academy de Londres, le Stedelijk Museum d’Amsterdam et le Kunstforum de Vienne. Un programme-cadre accompagne l'exposition avec des performances qui ont lieu notamment en ville.
Par égard pour les visiteurs et visiteuses, le Kunsthaus précise que les performances de Marina Abramovic comprennent des représentations de la nudité et des œuvres d'art sur les thèmes de la mort et de la douleur physique qui peuvent être perçues comme perturbantes.