On connaît ses lacs, ses bûcherons virils, ses scènes historiques, ses montagnes, ses fresques symbolistes, mais on connaît moins le Hodler érotique. Ses carnets, dont plusieurs ont été brûlés par sa veuve, révèlent quelques dessins assez crus, souvent commentés, qui tiennent lieu de journal intime.
Chapitre 1
Le sexe contre la mort
"Dans ma famille, on mourait tout le temps. J’ai fini par avoir l’impression qu’il y avait toujours un mort dans la maison et qu’il devait en être ainsi", écrit Ferdinand Hodler (14 mars 1853 -19 mai 1918).
La tragédie s’attache à lui dès l’enfance. Ses parents et cinq de ses frères et sœurs sont emportés très tôt par la tuberculose. Le thème de la mort traverse jusqu'à l'obsession l'oeuvre de Ferdinand Hodler qui, voulant tout comprendre de ce mystère, a suivi plusieurs séances de dissection anatomique avec le professeur Carl Vogt.
L'érotisme est dans l'approbation de la vie jusque dans la mort
Pour mettre la mort à distance, Hodler semble avoir déployé deux stratégies: la défier en la regardant en face, et la conjurer par une libido ardente et cahotique.
Le peintre se mariera deux fois, la première avec Bertha Stucki en 1889, dont il divorcera deux ans plus tard, la seconde en 1898, avec Berthe Jacques, fille d'un marchand genevois.
Sa vie est jalonnée de liaisons et de maîtresses officielles, dont deux lui donneront des enfants.
Fait quoi? Dessiner et peindre, jour après jour, la maladie puis l'agonie de la femme aimée.
Jeune divorcée française établie à Genève, Valentine Godé-Darel, peintre et musicienne, devient le modèle de Ferdinand Hodler en 1908, avant de devenir sa maîtresse. De vingt ans sa cadette, c'est elle que l'on voit, nue et gracieuse, dans "La Splendeur des formes"; elle aussi qui a inspiré la série de toiles "La Femme joyeuse".
De la verticalité à l'horizontalité
En 1913, Valentine apprend le même jour qu'elle est enceinte et qu'elle souffre d'un cancer des ovaires. Ses jours sont comptés. Elle donne naissance à Paulette en novembre 1913. Devenue orpheline de son père en 1918, Paulette sera élevé par la veuve d'Hodler et fera une carrière d'aquarelliste.
Entre janvier 1914 et janvier 1915, le peintre se rend presque chaque jour au chevet de son amante à Vevey, peignant ou dessinant frénétiquement son visage, témoin des ravages opérés par la maladie. L'oeuvre est d'un réalisme clinique. Pas moins de 18 tableaux et plus de 120 dessins!
Après sa mort, le 26 janvier, Hodler peint Valentine gisante, comme il avait déjà peint en 1909 une de ses précédentes maîtresses, Augustine Dupin, avec laquelle il a eu un fils, Hector, en 1887.
De la verticalité de la vie à l'horizontalité de la mort, du réalisme à l'abstraction, Hodler finit par peindre les corps comme des paysages.
Objet de controverses
Cette série obsessionnelle autour de la maladie de Valentine, unique dans l'histoire de la peinture, a suscité, et suscite toujours, des avis controversés.
Preuve d'amour, d'attachement et de compassion? Ou acte vampirique? Un amour qui transcende la mort? Ou une attitude morbide de voyeur compulsif? Valentine était-elle le sujet de ces dessins et peintures? Ou est-ce la mort qu'elle préfigure qui en est l'objet?
Deux écrivains commentent
Pour Jacques Chessex, qui a commenté ce calvaire partagé dans "Les têtes", cette passion dit "l'effroi de la douleur de l'aimée, de sa solitude devant la mort, de l'inutilité de tout effort pour la sauver ou alléger sa souffrance."
Pour Daniel de Roulet, il s'agit d'une ultime complicité entre deux êtres à la lucidité exceptionnelle. "Si tant de gens, et au moins autant de femmes que d'hommes, sont bouleversés à la vue de ces images, ce n'est pas d'y trouver la transformation du corps de la femme en objet esthétique. Mais parce que cette transformation, vécue par les deux amants, documentée par celui qui survit, raconte non pas la mort, mais la force d'un amour qui sait sa finitude", écrit Daniel de Roulet dans "Quand vos nuits se morcellent".
Chapitre 3
Modèles, épouses et maîtresses
Kunstmuseum, Berne
Ferdinand Hodler a eu une vie sentimentale tumultueuse mais plutôt tardive. Au début, très pauvre - il vient de Berne à Genève à pied tant il manque d'argent - il ne s'offre qu'un luxe, sa peinture. Pour assouvir sa passion, il est prêt à vivre toutes les privations, y compris sexuelles et sentimentales.
A cette époque, je vivais seul. Malgré tout cela, je me sentais le plus heureux du monde; j'étais libre de mes allures et sous la domination de personne
Cette dernière phrase révèle bien l'ambivalence de Ferdinand Hodler à l'égard des femmes: il en a besoin pour mesurer son pouvoir de séduction et construire une oeuvre dont elles sont les modèles ou les muses, mais il les juge encombrantes, "capricieuses" ou "infernales" quand elles le freinent dans son travail de création, en exigeant ce qu'il ne peut ou ne veut pas donner.
Comme l'écrit Jura Brüschweiler dans "Hodler érotique" (éditions Notari), une fois son désir assouvi, "Hodler s'échappe de sa partenaire du moment pour s'adonner aux oeuvres qui lui importent".
En 1898, dans "La Nuit", son plus célèbre tableau, sa maîtresse, Augustine Dupin, et sa femme d'alors, Bertha Stucki, apparaissent dans la même toile: la maîtresse, déjà quittée, en dormeuse solitaire recouverte d'un drap; l'épouse, paradoxalement plus charnelle, de dos, nue, les fesses en exposition.
Des années plus tard, Hodler aura l'idée de mettre ensemble sa maîtresse Valentine Godé-Darel et sa femme Berthe Jacques dans des projets pour le billet de banque de 50 francs commandité par la Banque nationale suisse.
"Sur les femmes en général vous aviez des idées arrêtées, celles de votre milieu, pas très égalitaires, souvent proches de ce qui se disait dans les tavernes ou les salles de garde" écrit Daniel de Roulet dans sa lettre à Ferdinand Hodler intitulée "Quand vos nuits se morcellent" (éditions Zoé).
Il ne faut pas accepter les femmes comme membres de la Société des Beaux-Arts.
Son rapport aux femmes est en partie éclairé par ses carnets tenus tout au long de sa vie. Il ne cache rien, ni de ses défauts, ni de ceux de ses compagnes.
Chaque jour, Ferdinand Hodler saisissait dans un petit cahier les choses vues, des études de tableaux à venir, ses réflexions personnelles sur l'art ou, plus prosaïques, sur sa vie quotidienne.
Quelque 241 carnets ont été sauvés des flammes et des griffes de sa veuve, Berthe Jacques, épousée en 1903. Ces carnets sont aujourd'hui déposés au Cabinet d'arts graphiques du Musée d'art et d'histoire de Genève.
Sur les 12000 croquis, ébauches, études, portraits, compositions et notes diverses, les érotiquesne représentent que quelque 250 illustrations. C'est peu mais ils permettent d'éclairer les relations d'Hodler à l'autre sexe.
Les erotica mettent en scène les deux femmes qui ont le plus compté dans sa vie, Berthe et Valentine, mais aussi des modèles qu'il fait poser dans des attitudes suggestives et quelques fantasmes érotiques. Les organes génitaux, de femmes et d'hommes, y figurent en bonne place et en gros plans.
Pour évoquer son sperme, Hodler parle de "gros tube blanc" comme si le sexe ne servait, à l'arrivée, qu'à produire de la peinture.
Chapitre 5
L'amour de l'art et l'amour tout court
Ces croquis se multiplient au fur et à mesure qu'augmentent la notoriété et le compte en banque de l'artiste. Hodler associe clairement le sexe au succès.
Plusieurs de ces dessins témoignent du pouvoir que son aisance matérielle lui permet d'exercer sur ses conquêtes. A l'époque, il est marié avec Berthe qui ne posera jamais nue pour lui alors qu'elle lui inspire une de ses plus célèbres toiles, "Le Jour".
Il est aussi l'amant de Valentine, sa muse et son égale en connaissance artistique. Il la croque dans toutes ses intimités et dans ses carnets raconte, souvent de manière drôle, l'évolution de leur relation orageuse.
Lasse du comportement bourgeois et machiste de son vieil amant, Valentine écrit en 1911, après l'avoir quitté pour aller vivre à Vevey:
Je ne suis pas une machine à baiser. Je n'ai point de plaisir.
Hodler est piqué. L'artiste croit qu'en entretenant sa jeune maîtresse, il a tous les droits. Et comme toujours, il exprimera dans ses dessins ses sentiments. Valentine y apparaît alors en dominatrice, petit aiglon prédateur, ou une tête plus grande que lui dans un petit croquis intitulé "Je te détesse (sic)". En signe de représailles, il lui écrit "Pour le moment j'arrêterai mes paiements".
Il juge sa jeune amante injuste mais souffre de son départ.
Il aura donc fallu que Valentine le quittât pour qu'il ressentît à quel point elle lui manquait
De jalousies en récriminations, de ruptures en réconciliations, de chagrins en retrouvailles, d'intimité sexuelle en accompagnement jusqu'à la mort, la passion entre les deux amants durera sept ans. Avec elle, peut-être, Ferdinand Hodler aura réussi à concilier amour de l'art et amour tout court.
Pour Daniel de Roulet, Valentine à la "beauté d'impératrice byzantine" et à l'intelligence fascinante a été la femme qui a non seulement bouleversé le regard d'Hodler sur les femmes, mais aussi sa manière de peindre les corps et les paysages.