Six jeunes plasticiens suisses parcourent le monde au gré de leurs créations et expositions. La réalisatrice Uta Kenter les suit de 2012 à 2017, dans "Tout pour l'art", le temps parfois de la consécration.
Jeunes artistes 1
Six artistes en quête de sens
L’art demande du temps. Le temps de chercher, trouver, tâtonner, affiner, modifier, bifurquer, évoluer, oser, pousser plus loin ses limites. C'est pourquoi la réalisatrice Uta Kenter a pris le sien pour accompagner, de 2012 à 2017, cinq jeunes artistes suisses, dont deux Romands, Claudia Comte et Julian Charrière. Et aussi Beni Bishof qui se qualifie de bouffon du roi, Maja Hürst alias Tika et Anja Rueegsegger, dont certaines des "écoperformances" sont de véritables provocations.
Qu’est-ce qui les motive? Dans quelles conditions travaillent-ils ? Où vont-ils chercher leur inspiration? De quel argent vivent-ils? Que veut dire le succès pour eux?
Vivre de leur travail
En cinq ans, ils ont tous beaucoup voyagé, au gré des besoins de leur art mais aussi des expositions. Polyglottes, globe-trotters, faisant du grand monde leur atelier, ils n’en sont pas moins très différents les uns des autres, dans leur approche, dans leur art et dans leur désir de reconnaissance.
Pourtant, au-delà de leur spécificités, ils partagent tous une même ambition: vivre de leur travail et le contextualiser dans un environnement auquel ils attachent beaucoup d'importance.
Jeunes artistes 2
Capucine Gros: "Approximatelly 199"
Capucine Gros
Née en Suisse, Capucine Gros a grandi en France et en Chine. En 2007, elle s'installe à New York pour finir ses études.
Passionnée par les cartes, l'artiste s'intéresse dans sa démarche artistique aux frontières, au nombre de pays qui existent dans le monde. Les chiffres divergent: la liste des États membres de l'Organisation des Nations Unies recense un nombre de 193 États membres ou encore 211 selon la FIFA. Pour son projet, Capucine Gros a choisi le nombre de 199, qui correspond au nombre de passeports.
>> A voir: Portrait de Capucine Gros à Catinca Tabacaru Gallery à New York lors de sa première exposition solo en 2017
Du mois de mars au mois d'octobre 2017, Capucine Gros a porté 199 t-shirts avec la carte de chaque pays, par ordre croissant de la population, en passant de la Cité du Vatican à la Chine.
New York c'est très compétitif. Même trop. C'est un gâchis. Je regrette l'obstination que l'on peut avoir avec New York.
Dans son travail, elle explore, interroge les frontières absurdes que les humains construisent autour d'eux. Un manière pour elle de mieux les défaire.
Jeunes artistes 3
Julian Charrière: le climat et les images poétiques
Julian Charrière, Courtoisie Dittrich & Schlechtriem, Berlin
En 2017, Julian Charrière expose à l'Arsenale, l'un des principaux lieux de la Biennale de Venise. Une consécration pour cet artiste de 29 ans qui, au travers de ses œuvres, explore notre histoire, notre environnement et notre avenir. Son processus de recherche se décline en performances, documentations photographiques ou installations.
En 2013, alors que démarre l'observation du projet "u40 – Jeunes artistes suisses", Julian Charrière achève son travail de master sous la direction d'Olafur Eliasson.
Dans son exposition "On The Sidewalk, I Have Forgotten The Dinosauria", il répond tout en images poétiques aux questions environnementales du siècle. Dans une série, on le découvre au sommet d'un iceberg qu'il tente de faire fondre au lance-flamme.
Des lieux sauvages à la limite du kitsch
En 2015, Julian Charrière se voit décerner le Prix culturel Manor, véritable passe-partout pour sa première exposition dans un musée. Et pas n'importe où: à Lausanne, sa ville natale. Il y installe des colonnes aux allures de vestiges composées de sel, très ancien moyen de conservation, et de lithium, le matériau du futur.
Depuis la fin de ses études, Julian Charrière sillonne le monde et prend la terre comme lieu d'investigation. Ses images disent l'impact du temps et de l'homme sur les objets et la nature. C'est ainsi qu'il se rend au Kazakhstan, premier site d'essais nucléaires de l'ex-URSS. Comme dans d'autres lieux perdus, qu'il immortalise avec son objectif.
Le kitch radioactif
Son budget gagne en importance et il investit dans des projets toujours plus audacieux. A l'automne 2017, il passe presque trois mois aux Iles Marshall, haut lieu des essais atomiques américains. Ses photos, d'une beauté surréaliste, jouent avec les limites du kitsch.
Julian Charrière est un artiste arpenteur. La terre, il la parcourt dans tous les sens, par les airs et par les mers (il fait de la plongée), par le grand froid comme par le grand chaud. L'artiste ne tient pas en place. Pourquoi une telle mobilité?
Quand on fait de l'art, il faut être visible pour nourrir une certaine interactivité. S'il n'est pas exposé, l'art n'existe qu'à moitié.
Le train-train quotidien, il ne connaît pas. Tout au plus lorsqu'il est chez lui, à Berlin, savoure-t-il le temps passé dans le métro pour rallier l'ancienne malterie qui lui sert de studio.
Julian Charrière est considéré comme un romantique; il s'inscrit dans la tradition des paysagistes comme William Turner ou Caspar David Friedrich.
Il veut donner un visage au monde d'aujourd'hui et provoquer la réflexion sur son avenir. Invité à exposer à l'Arsenale, dans le cadre de la Biennale de Venise, son travail jouit désormais d'une renommée internationale et de l'admiration du conseiller fédéral Alain Berset.
Jeunes artistes 4
Claudia Comte: des sculptures en bois dans un espace spécialement créé
Keystone - Georgios Kefalas
C'est avec l'édition 2018 d'Art Basel, du 14 au 17 juin, que son art va prendre toute son ampleur. Claudia Comte a en effet été sélectionnée pour y présenter une pièce d'envergure sur la Messeplatz – suite logique d'une carrière que la native de Grancy, près de Lausanne, a démarré sur les chapeaux de roue.
Expositions et installations monumentales à Paris, Toulouse, New York ou Palm Springs, le travail de Claudia Comte est depuis longtemps reconnu.
Pour une performance dans le cadre de l'exposition "Elevation 1049", à Gstaad, elle fait même danser ses sculptures sur la glace, évoquant ainsi le déplacement des pions dans les jeux de société.
Claudia Comte ne correspond pas à l'idée que l'on se fait d'une artiste. Elle est organisée, prend des engagements fermes et sait gérer son argent. Sa formation initiale de professeure d'art – concédée à ses parents – y est peut-être pour quelque chose...
Des sculptures et autant d'environnements
Déjà en 2012, lors de la grande exposition à l'Aargauer Kunsthaus pour le Prix culturel Manor, ses immenses sculptures de bois – polies jusqu'à en briller – faisaient forte impression. Pour l'occasion, Claudia Comte avait même créé un espace spécialement dédié à son travail, une bulle de bien-être pour les visiteurs.
Au Kunstmuseum de Lucerne, dans une exposition dirigée par Fanny Fetzer au printemps 2017, l'œuvre de Claudia Comte est présentée, époustouflante, dans un show intitulé "10 Rooms, 40 Walls, 1059 m" (10 salles, 40 murs, 1059 m).
Depuis l'an dernier, elle est représentée en Europe par le célèbre galériste Johann König, qui a également pris sous son aile Erwin Wurm et Martin Kippenberger.
Claudia Comte est une créatrice infatigable. Celle qui occupait encore en 2013 un atelier commun avec de jeunes artistes à Berlin-Moabit possède aujourd'hui son propre atelier. Elle y emploie jusqu'à 10 assistants pour réaliser ses sculptures monumentales, ses environnements et ses représentations abstraites.
Miracle à la tronçonneuse
Elle réalise cependant elle-même l'essentiel de ses œuvres, à la tronçonneuse ou à la ponceuse, ce qui confère à son travail tout son caractère. L'amour qu'elle porte aux matériaux qui l'inspirent, le bois en particulier, s'en dégage fortement.
Une fois l'an, elle sillonne les forêts pour se fournir en bois. Les arbres sont abattus, débités en grumes puis transportés jusqu'à son atelier, où elle les entrepose avec soin.
J'ambitionne de faire avancer l'histoire de l'art.
On la croit volontiers. Ses lignes, ses sculptures, ses zigzags et ses donuts sont révolutionnaires. Impossible de s’y méprendre: ce sont des Comte.
Claudia Comte n'ignore pas que l'art est aussi un business. L'équation est simple: si elle ne vend pas ses œuvres, elle ne peut pas financer ses projets futurs.
Sa rationnalité va à l'encontre de l'idée qu'on se fait de l'artiste. Pour elle, un atelier doit être organisé, bien rangé et propre. Quand on la voit à l'oeuvre, on se dit qu'elle a raison.
Jeunes artistes 5
Beni Bischof: art déjanté et nuits blanches
hans wilschut
Il transperce des photos avec ses doigts qui, du coup, ressemblent à des saucisses de Vienne. Il fait léviter des Lamborghini sans roues, ajoute des yeux aux photos de chats et utilise beaucoup de rose "parce que j'ai trop de peinture rouge et blanche".
Mais surtout, il dessine, dessine et dessine encore. Beni Bischof collectionne des objets en tous genres, qui servent de base à son art. Des objets de la culture populaire comme cette pochette d'album de Grace Jones.
Beni Bischofs Schalk est connu pour ses mix d'images et de textes. "Leinwand spannt Künstler auf" ("La toile, source de tension pour l'artiste") est le titre d'un dessin où l'on voit un homme tendu dans un cadre de bois, à côté d'une toile. Un détournement comme Beni Bischof les aime.
Voir Beni Bischof préparer une exposition au Kunstmuseum de Saint-Gall:
Il se dit bouffon de l'art, mêlant création et humour. Il prête toujours à sourire, comme lorsqu'il prétend mélanger ses couleurs qu'à l'eau d'Evian. Une manière de se moquer de l'art qui, selon lui, se prend toujours trop au sérieux. Mais cet humour potache cache de terribles angoisses existentielles, et plus encore depuis que Beni Bishof est devenu père.
De la place pour les moments sombres
Avant chaque exposition, le stress l'assaille. La pression prend le dessus, il n'en dort plus, même s'il sait que c'est le jeu. Les pensées sombres qui le tiennent éveillé sont essentielles à son travail.
On les sent d'ailleurs dans ses oeuvres, comme lors de l'exposition "Sensory Spaces 9" au célèbre musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam. On pouvait y voir un corridor étroit, déprimant, dont les portes laissaient imaginer de lourds secrets.
Il y a un côté Diogène, collectionneur compulsif, chineur anarchiste chez Beni Bischof comme en témoigne son livre, "Psychobuch", qui consigne tous ses dessins, esquisses ou détournements, avec une utopie d'exhaustivité.
Disons que la quête artistique est plus une ivresse de la quête de l'art que de l’art en tant que tel.
Jeunes artistes 6
Maja Hürst: de l'art figuratif très grand format
http://tikathek.com/
Lorsqu'on entre en gare de Zurich, on peut admirer deux de ses œuvres: sur les murs du club "Hive", sa fameuse main tenant une branche et, non loin de là, un paon monumental et coloré, son motif préféré.
Maja Hürst, alias TIKA, a démarré sa carrière dans le streetart. Un peu partout dans le monde, des murs portent sa marque.
Je n'ai jamais voulu peindre de manière illégale sur les murs ou fâcher les gens avec mon travail. Si je le fais, c'est parce que j'estime que c'est plus beau. En Suisse, cela ne se fait pas, et si ce n'est pas apprécié, autant laisser tomber,
Maja Hürst maîtrise le langage figuratif, qu'elle décline à l'infini.
Très tôt, l'artiste a voulu décider de sa vie, inspirée dans son enfance par "Zora la Rousse" et "Ronya fille de brigand". Pour elle, peindre est un moyen de s'échapper du quotidien, de s'approprier son temps et surtout de donner corps à son monde imaginaire, ce qu'elle appelle Tika.
Maja Hürst est de plus en plus sollicitée pour des fresques murales. Elle organise aussi chez elle des expositions et répond à des invitations – comme en 2014 à Ziegelbrücke, où un musée privé lui consacre une grande rétrospective.
Si le streetart grand format lui plaît toujours autant, dans les dernières années elle s'est découvert un goût certain pour les toiles de petit format. Et pour l'abstraction, qui lui a inspiré un cycle d'œuvres entier.
Observer le monde
Maja Hürst vit et travaille essentiellement en deux endroits: dans sa grande collocation de Zurich et à Berlin, où elle a d'ailleurs monté un atelier avec un ami architecte en 2017.
Mais à l'avenir, l'hiver, celle qui parle plusieurs langues envisage de travailler sous des latitudes plus chaudes: Brésil, Thaïlande, Inde… "Faire de l'art, c'est aussi s'asseoir, observer le monde et voir de la beauté dans les choses les plus simples. Comme le corps a besoin de nourriture, j'ai besoin de matière à penser. Cela aussi fait partie du travail de création."
Jeunes artistes 7
Anja Rueegsegger: l'art de l'autonomie
Festival Belluard
Elle a déposé une tête de porc tatouée et puante dans une banque suisse. Elle a organisé des dîners de gala cuisinés à partir d'aliments périmés. En tant qu'artiste, Anja Rueegsegger attire l'attention sur les dérives sociales. Notamment en tant que membre du réseau "bblackboxx", qui s'engage pour les droits des migrants.
Expérience polonaise
En septembre 2015, elle vit à Varsovie où elle a reçu une bourse d'artiste et une accréditation pour six mois du très renommé musée d'art de la ville. Elle fait la connaissance d'un groupe de jeunes Polonais installés dans un jardin ouvrier abandonné – les locataires précédents ayant été contraints de partir sous la pression des entreprises voisines.
Où commence l'art?
Anja aménage elle-même une de ces petites datchas avec des toilettes pour en faire une maison communautaire entourée de maisonnettes, et munies de poêles pour se chauffer. Elle utilise pour cela le matériel trouvé sur place et achète avec ses propres deniers ce qui manque. Peut-on dire qu'Anja fait de l'art dans ces jardins? Quelles sont les exigences de ses donateurs?
"Le musée d'art et moi avions des échanges permanents", répond-elle. Elle prévoit alors de produire une bande dessinée de son séjour et de documenter ainsi ses "actioncamps", camps dans lesquels elle montre par exemple aux intéressés comment fabriquer sa propre batterie.
Auparavant, en 2014, Anja Rueegsegger, qui a grandi dans une ferme et a fait ses études à la HES de Bâle, imagine une performance mémorable, dans le cadre du Belluard Festival de Fribourg: proposer de la "wastefood" – des plats préparés à partir d'aliments périmés – dans des bocaux et les échanger à titre d'œuvres d'art contre des valeurs alternatives. Un contrat stipule que les bocaux ne peut être vendus et donc, qu'ils ne peuvent pas entrer sur le marché de l'art, marché auquel Anja entend se soustraire. Les expositions dans les musées ne l'intéressent pas non plus.
Le travail que je fais m'apporte beaucoup parce que je pense qu'il est important. Nul besoin d'en convaincre les autres.