Yves Yersin, l'artisan-cinéaste qui prenait son temps
Grand Format
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Keystone - Urs Flueeler
Introduction
Le cinéaste Yves Yersin est décédé jeudi 15 novembre dans sa maison de Baulmes. Il avait 76 ans. Son film phare, "Les petites fugues", hymne libertaire, a fait le tour du monde et remporté plusieurs prix. Portrait d'un cinéaste qui se disait "le plus lent de toute la Suisse" et qui prétendait que le hasard et le manque d'argent avaient décidé de sa carrière.
Chapitre 1
L'enfance
"J'ai eu une enfance normale, sauf que j'étais très gras, un peu obèse, et que c'était dur à porter, physiquement et psychologiquement", confie le cinéaste Yves Yersin à Frédéric Maire qui l'interroge pour Plans-Fixes.
Un handicap qui s'ajoute à un autre. Yves, au milieu d'une fratrie de trois frères, se vit comme le cancre de la famille.
A douze ans, il supporte très mal le divorce de ses parents. Son père, peintre et graveur, quitte le foyer.
J'ai vu ma mère souffrir très fort. Depuis, pour moi, le mariage est synonyme de catastrophe probable et de culpabilité de l'homme vis-à-vis de la femme.
Chapitre 2
L'apprentissage
Getty Images - John Springer
Le cancre va pourtant se départir de son bonnet d'âne quand il découvre la photographie, notamment grâce à la nouvelle compagne de son père. A seize ans, il entre à l'Ecole de photographie de Vevey. Durant ses heures de libre, il va au cinéma. Un film va changer sa vie, "Hiroshima mon amour" d'Alain Resnais.
Je suis sorti de la salle et je me suis dit: "Je veux faire du cinéma!
Il s'initie modestement au 7e art, en travaillant avec un vieux réalisateur spécialisé dans les films d'entreprise. Puis, il devient le cinéaste attitré de la cour du Liechtenstein.
J'ai fait là-bas mon image la plus célèbre, un gros plan du doigt du prince glissant sa bague de mariage. Le plan a été acheté par toutes les télévisions du monde.
En 1964, il coréalise avec la documentariste vaudoise Jacqueline Veuve, "Le Panier à viande", un court-métrage sur le "bouchoyage", cette pratique qui consiste à faire boucherie à domicile. Ce sera le début d'une série d'une quinzaine de films ethnographiques et muets sur les artisanats en voie de disparition, du cordonnier ambulant à la fabrication des cloches de vaches. Il termine sa série par "Les Passementiers" (1972), son premier long métrage.
En 1968, il passe à la fiction avec "Angèle", un sketch du long métrage "Quatre d'entre elles". Le film est projeté à Cannes mais personne n'en parlera, obnubilé par les événements de mai.
En 1971, après le départ de Jean-Jacques Lagrange, il rejoint le fameux Groupe des 5, avec Alain Tanner, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Claude Goretta.
Chapitre 3
Le succès des "Petites Fugues"
RTS - Cinémathèque suisse
Yves Yersin l'a toujours dit: "Je suis le cinéaste le plus lent du Nord Vaudois, peut-être même de toute la Suisse". Il mettra six ans à monter son premier long métrage de fiction, "Les petites Fugues". "C'est un film que je n'arrivais pas à commencer", dit-il devant la caméra de Plans-Fixes.
L'idée part d'un fait divers que lui a raconté le père d'une de ses amies, l'histoire d'un ouvrier agricole qui s'était acheté un vélomoteur avec les premiers sous de l'AVS, puis s'était pendu.
Bloqué dans l'écriture, il fait appel au scénariste Claude Muret. "Pendant un an, on n'a fait que discuter de tout et de rien. Claude et moi avions le même âge, mais lui était de la génération militante, moi pas, j'étais plutôt un artisan. Sa vision a beaucoup apporté au film, construit sur les grandes découvertes de mai 68: le refus de la hiérarchie, la réappropriation du corps et le sentiment de liberté qu'il faut conquérir".
A sa sortie en 1979, "Les petites Fugues" - qui a été ramené de quatre à deux heures - est présenté à Cannes et Locarno, devant un public conquis et une critique dithyrambique.
Le film devient mythique en Suisse et son acteur principal, l'excellent Michel Robin, accède à la notoriété.
Pour présenter "Les petites Fugues", Yves Yersin fait tous les ciné-clubs du monde et développe un goût du voyage. Dans son périple, après quelques projets avortés, il décide de s'arrêter à San Francisco et d'apprendre l'anglais à l'Université de Berkeley, qui avait vécu sa révolution culturelle en 1968. "J'avais quarante ans et j'étais avec de jeunes étudiants étrangers de 18. C'était une période extraordinaire".
Chapitre 4
Le retour au cinéma
RTS/Ateliers Merlin
Yves Yersin revient en Suisse quand il apprend que son père est malade. Il l'accompagnera jusqu'à la mort. "Alors que je n'avais jamais eu de rapports très forts avec lui, j'ai pu prendre congé de mon père correctement".
Quelques mois plus tard, il est engagé "malgré lui" comme enseignant au département audiovisuel de l'ECAL.
Ma carrière a toujours été liée au hasard ou au manque d'argent, quand il me fallait trouver une histoire pour vivre.
Pendant plusieurs années, il pose sa caméra, signant toutefois une belle captation du spectacle de Zouc à Bobino.
Il revient à l'écran large en 2013 avec "Tableau noir", documentaire tourné aux confins du Val-de-Ruz, dans une classe d'enfants de 6 à 11 ans. Celui qui aimait prendre son temps est resté un an sur place pour réaliser ce long métrage sur la transmission du savoir qui lui a valu le Grand Prix au Festival de Locarno en 2013.