"Fenêtre sur cour", le regard de Hitchcock sur le voyeurisme
Grand Format
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AFP - Archives du 7eme Art / Photo12
Introduction
Sorti en 1954, le film se déroule dans une cour d’immeuble où se croisent des histoires pour le seul plaisir du voyeur qui sommeille en chacun d'entre-nous.
Dans ce classique du maître du suspense, un photographe-reporter, immobilisé par un plâtre, s’ennuie dans la torpeur de l’été new-yorkais et passe le plus clair de son temps à regarder par la fenêtre ce qui se passe dans l’immeuble voisin.
Tourné quasi en huis clos, dans un décor unique, "Fenêtre sur cour" questionne la position du regardant-regardé. Hitchcock plaçant le spectateur dans la position du voyeur.
"We have become a race of peeping-toms", ("Nous sommes devenus une race de voyeurs") affirme dès le début du film l’infirmière qui vient chaque jour masser le photographe immobilisé dans son appartement. Car c’est bien de cela dont il s’agit, une sorte de jeu de chat et de souris, que le réalisateur nous offre en nous obligeant encore plus à affirmer notre place de spectateur de cinéma.
Le film, écrit par John Michael Hayes, met en scène James Stewart dans le rôle du photographe et Grace Kelly dans celui de sa petite amie.
Sorti en 1954, le film est présenté à la Mostra de Venise et nominé quatre fois aux Oscars. Il figure dans le classement de l’American Film Institute des 100 films qui ont fait l’histoire.
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Sous l'oeil du photographe
AFP - Archives du 7eme Art / Photo12
L. B Jefferies, dit Jeff, est un photographe de presse qui s’est cassé la jambe en faisant un reportage sur un circuit automobile.
Le voilà coincé dans un fauteuil roulant, dans son appartement new-yorkais de Greenwich Village. C’est l’été. Il fait très chaud. Son logement donne sur une petite cour de plusieurs appartements.
Tout le monde a les fenêtres ouvertes. L’été crée ainsi une promiscuité pas inintéressante pour notre photographe qui s’ennuie. Jeff passe donc son temps à observer ses voisins.
Parmi les locataires, il y a au rez-de-chaussée, Cœur Solitaire, une vieille fille qui se désespère de vivre seule. Au premier, une jeune danseuse qui fait ses exercices, au troisième un représentant de commerce.
Il y a aussi un musicien, un couple de jeunes mariés, un couple sans enfant, avec un petit chien et un couple dont le mari, Lars Thorwald, semble sous la coupe de sa femme.
Tous les personnages secondaires, soit tous les voisins, sont importants. Ils mènent tous leur vie, avec ses hauts et ses bas, sous l’œil attentif de James Stewart.
Jeff est ami avec une séduisante jeune femme, Lisa Fremont. Elle veut l’épouser. Lui est plutôt sceptique. Un jour, Jeff ne voit plus apparaître la femme de Thorwald. Il se met à imaginer que le mari a assassiné sa femme en la coupant en morceaux.
Personne ne le croit, jusqu’au jour où le petit chien des voisins qui fouillait les plates-bandes est retrouvé mort. Les preuves s’accumulent contre Thorwald. Jeff envoie alors Lisa farfouiller chez le voisin pour trouver des preuves de l’assassinat et le forcer à se dévoiler.
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Pour écrire le scénario de "Fenêtre sur cour", Hitchcock s'inspire de l’idylle naissante entre Ingrid Bergman et Robert Capa alors que ce dernier est photographe de plateau sur son film "Les Enchaînés", en 1946. Le réalisateur rattache à cette idylle un récit qu’il pioche dans une nouvelle écrite en 1942 par William Irish, sous le pseudonyme de Cornell Woolrich.
Hitchcock aime le théâtre et ses situations. C’est pourquoi il collabore avec John Michael Hayes, réalisateur et scénariste, accessoirement excellent adaptateur radiophonique de comédies et de pièces à suspens. Hayes travaille seul sur le script, ne rencontrant Hitchcock que sporadiquement. Plus tard, au moment du tournage, les deux hommes reprendront plan par plan tout le film.
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La concurrence de la télévision
Leemage/AFP - Sandro Becchetti
"Fenêtre sur cour" est le 40e film d’Alfred Hitchcock. Historiquement, il apparaît à un moment charnière de l’histoire du cinéma. La télévision a envahi les foyers américains et la fréquentation des salles de cinéma est en berne au début des années 50. Hollywood a peur. Plusieurs studios mettent la clé sous la porte, pendant quelques mois au moins. Warner Bros, par exemple, ferme quatre mois au début de 1954.
La chasse aux sorcières, cette fameuse chasse aux communistes, secoue également Hollywood, privant la Mecque du cinéma de nombreux talents taxés de communistes. Le code Hays, le code de la morale fait également des ravages. On ne peut pas montrer tout ce qu’on veut, comme on veut. La censure est de mise. Alors pour compenser le désintérêt du public, Hollywood propose des grands spectacles: péplums notamment, mais aussi des comédies, des drames romantiques, des films d’aventures.
Et les studios veulent imposer la 3D. Déjà. Un procédé tridimensionnel qui s’impose en 1952 à Hollywood pour se terminer deux ans plus tard, car personne n’aime voir les films en trois dimensions. Pour pouvoir filmer en 3D, on doit utiliser une caméra qui fait presque la taille d’une pièce, une machine gigantesque, presque immobile. Le patron de la Warner Bros, Jack Warner, voulant à tout prix sauver sa maison de production, impose ce système à ses réalisateurs.
C’est pourquoi, quand Hitchcock se remet au travail en 1954 pour "Dial M for Murder" ("Le Crime était presque parfait"), il est obligé de tourner en 3D.
Alfred Hitchcock déteste cette contrainte technique qui l'angoisse au point qu'il perd 10 kilos pendant la semaine consacrée au meurtre de l’héroïne. "Le crime était presque parfait" sort finalement en deux dimensions.
Hitchcock a envie maintenant de faire autre chose. "La seule chose qui lui permit de garder son calme pendant le tournage du "Crime était presque parfait" fut son travail préparatoire sur "Fenêtre sur cour". Il m’en parlait tout le temps", se souvient Grace Kelly. "Il me décrivait avec beaucoup d’enthousiasme et de détails le décor fabuleux de ce film. Il me parlait des gens que l’on verrait dans leurs appartements, de leurs petites histoires, comment ils apparaîtraient comme de véritables personnages".
Car oui, c’est cela qu’Hitchcock a en tête. La télévision met à mal le cinéma. Qu’à cela ne tienne, il fera un film de grand écran qui proposera plein de petits écrans à regarder, des fenêtres sur la vie des autres, du tout-en-un. Dans "Fenêtre sur cour", James Stewart devient l’alter ego d’Hitchcock, un photographe immobilisé à la suite d’un accident. La chaise roulante ressemblant alors au fauteuil du réalisateur.
Avec son téléobjectif, il observe ses voisins, vus dans l’écran rectangulaire de leur fenêtre. Il leur donne des noms et imagine l’histoire de leur vie. Exactement comme le fait un réalisateur. James Stewart est un simple spectateur qui viole l’intimité d’autrui par son regard en même temps qu’organisateur du dispositif qui va interpréter cette réalité, permettant de découvrir s’il y a eu meurtre.
"Fenêtre sur cour" énonce que le cinéma est par essence voyeurisme. Et qu’est-ce qui ressemble à un voyeur immobilisé, rivé à son siège, condamné à une vision bloquée? Un spectateur dans un cinéma!
L’intérêt du film tient à l’ingéniosité et l’utilisation du téléphone et du téléobjectif. Il tient également dans l’opposition entre les scènes muettes de la maison d’en face et le bavardage incessant qui se passe dans l’appartement. Les bruits se mêlent aux dialogues, la musique les lie.
"Fenêtre sur cour" parle de voyeurisme mais aussi de mariage. Le personnage joué par Grace Kelly veut absolument se faire épouser par le photographe. Lui est plus réticent.
Surtout que face à ses fenêtres, il observe une vieille fille, des jeunes mariés amoureux, un couple qui n’a pas eu d’enfants et donc qui chouchoute son chien, jusqu’au couple dont le mari a potentiellement assassiné sa femme. Toutes sortes de facettes du mariage.
"Fenêtre sur Cour" m’a satisfait par sa structure, car c’est un condensé du traitement subjectif. Un homme regarde, voit, réagit. Voilà comment s’élabore un processus mental. "Fenêtre sur cour" tout entier est un processus mental restitué par l’image".
En tête d’affiche du film, on trouve James Stewart et Grace Kelly. L'actrice américaine qui deviendra princesse de Monaco est née en 1929. Elevée en école catholique, elle débute au théâtre à 21 ans où son jeu et sa présence sur scène s'ajoutent à une classe et une beauté naturelle. Elle tourne dans quelques séries puis dans "Mogambo" de John Ford.
C’est Alfred Hitchcock qui la remarque et la fait jouer dans "Le crime était presque parfait" en 1954. Entre elle et le réalisateur, le courant passe bien. Selon les dires du réalisateur, elle est l’actrice la plus coopérative qu’il eut jamais connue, l’actrice principale idéale.
Grace Kelly est surprise quand son agent la contacte pour lui dire qu’on l’attend pour des essayages sur "Fenêtre sur cour", car Hitchcock ne lui avait rien dit. Elle doit jouer le rôle d’un mannequin venu des beaux quartiers. Son personnage est fait pour être regardé. Même si elle n’a d’yeux que pour le personnage incarné par Stewart et que Stewart n’a d’yeux que pour la cour de l'immeuble. C’est Edith Head, collaboratrice privilégiée d’Hitchcock, qui travaille sur les costumes de Grace Kelly. Mais derrière elle, Hitchcock porte une attention quasi maniaque aux détails.
Pour chacun des costumes, il sait expliquer ses choix. Pourquoi tel style, telle couleur. Un vert pâle pour une scène, de l’or pour une autre, une mousseline blanche encore.
Pour incarner le personnage du photographe, Alfred Hitchcock engage James Stewart, un acteur emblématique du cinéma américain. Né en 1908, il a 46 ans au moment du tournage. Il a déjà travaillé avec Alfred Hitchcock sur "La Corde"et sera son acteur fétiche sur "L’Homme qui en savait trop", puis sur "Vertigo".
Dans "Fenêtre sur cour", le personnage de James Stewart doit incarner une sorte de double du réalisateur à l’écran. Il en fait donc un photographe. Ce qui est intéressant également dans "Fenêtre sur cour", et Hitchcock le précise bien dans les entretiens qu’il donne à François Truffaut, c’est que le dialogue n’est qu’une partie du film. Il fait partie d’un tout et à aucun moment ne doit remplacer ce que le décor, un son, un accessoire ou une image pourrait raconter.
"Fenêtre sur cour" présente la particularité d’être un formidable film sonore. Pour le réalisateur, le dialogue est un bruit parmi d’autres, un bruit qui sort de la bouche des personnages et dont les actions et les hasards racontent une histoire visuelle. La cour est un bain sonore, saturé, urbain, plein de rumeurs, de promiscuités portées par l’air chaud de cet été. On peut non seulement regarder, mais aussi écouter "Fenêtre sur cour". Et ce n’est pas paradoxal. C’est du Hitchcock tout simplement.
Le travail sur le décor du film est exceptionnel. Il y a des défis techniques de taille. Et pas qu’au sens figuré. Dans une atmosphère de Greenwich Village, les 31 appartements que James Stewart découvre depuis sa fenêtre ainsi que la cour sont reconstruits en studio. Douze sont même intégralement meublés et éclairés. Le décor est énorme et compliqué. Hitchcock en vérifie lui-même la construction. Il est tous les jours sur le plateau. Ce décor unique se révèle être l’un des plus grands jamais élaborés à la Paramount.
Car oui, entre "Le Crime était presque parfait" qu’il a réalisé pour Warner Bros où il n’était pas content des contraintes techniques imposées, Hitchcock a changé de maison de production. Et il fait bien. S’il accusait un coup de mou au début de l’année 1954, le voilà complètement lui-même, plus enthousiaste que jamais, les batteries rechargées. Il pourra entamer la période la plus créative de sa carrière.
"Le tournage de "Fenêtre sur cour" se déroula merveilleusement bien, confiera James Stewart. Le décor de chaque partie du film était si bien conçu et Hitchcock se sentait si bien avec tous les participants que nous croyions tous à sa réussite".
Le film sort le 1er août 1954 aux Etats-Unis et le 22 août représente l’Amérique à la Mostra de Venise. En 1955, "Fenêtre sur cour" est nominé aux Oscars pour le meilleur réalisateur mais ne reçoit rien. John Michael Hayes reçoit néanmoins le prix Edgar-Allan-Poe du meilleur scénario.
La critique et le public adorent le film qui devient une référence incontournable de l’art hitchcockien et du travail du suspense.