Quatre fois lauréat de l'Oscar du meilleur réalisateur, John Ford (1894-1973) appartient à la génération des cinéastes pionniers, ceux qui sont passés du muet au parlant, du noir et blanc à la couleur, et dont l'oeuvre aura influencé des générations de cinéastes. Sa filmographie, très riche mais en partie perdue, couvre cinq décennies et presque tous les genres.
C'est pourtant au western que son nom reste associé, avec, dès 1939, le film qui pose tous les codes du genre, "La Chevauchée fantastique". Le film met en scène une diligence conduisant un groupe de civils vers le Nouveau-Mexique. A son bord, sept personnages qui deviendront emblématiques du genre: le hors-la-loi, le banquier véreux, le joueur professionnel, le médecin ivrogne, le représentant en alcool, la femme enceinte et la prostituée rejetée de tous.
Le western a trouvé son créateur et son Eden
Le film marque la première collaboration avec John Wayne, jusqu'ici confiné aux séries B. Mais surtout, "La Chevauchée fantastique" se déroule dans le décor naturel de Monument Valley. Le site deviendra la marque de fabrique de John Ford et le lieu emblématique du western, alors que cette terre sacrée des Navajos n'a jamais vu passer un seul convoi.
C'est d'ailleurs par ce paysage grandiose que s'ouvre le passionnant documentaire de Jean-Christophe Klotz, intitulé "John Ford, l'homme qui inventa l'Amérique". Le film montre comment le cinéaste d'origine irlandaise aura contribué à la légende de la conquête de l'Ouest, mieux, combien sa vision personnelle aura fini par s'imposer comme réalité historique. L'Amérique, pays neuf, a été éduquée par l'image, et Ford l'a bien compris.
La légende créée par Ford était si réelle qu'on en a oublié qu'il s'agissait d'une fiction.
Gloire et misère
Mais John Ford n'est pas qu'un faiseur de légende glorieuse. En 1940, il s'attache à une Amérique beaucoup moins héroïque, celle de la Grande Dépression, en portant à l'écran le roman de Steinbeck "Les Raisins de la colère". A ses acteurs, dont Henry Fonda, il demande de s'inspirer des images des photographes Dorothea Lange et Walter Evans qui ont traqué les corps et les regards des affamés de cette Amérique en souffrance. "Si bien que la fiction se confond avec les véritables archives"explique Jean-Christophe Klotz.
En moins de deux ans, Ford imagine ainsi les deux faces de l'Amérique. Une ambivalence, dont le cinéaste ne s'est jamais départi. Grand patriote, homme d'honneur qui croit au rêve américain et à ses valeurs, il est aussi ce fils d'émigré qui ne supporte pas l'injustice et qui n'a cessé de plaider la cause des sans-voix. Fidèle à sa réputation d'insaisissable, celui qui a construit le mythe de l'Amérique va le déconstruire avec une même énergie, autant par goût de la vérité que par tempérament.
Ford détestait les étiquettes et tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, pouvait entraver son indépendance. Cinématographiquement, il avait d'ailleurs trouvé le moyen d'échapper à la mainmise des studios: en effectuant le moins de prises possible par plan, il restait maître du montage.
Une Amérique devenue aveugle
Après la guerre - que Ford aura couverte par de nombreux documentaires et sera la période la plus heureuse de sa vie - son oeuvre se fait en réaction à l'aveuglement d'une Amérique qui persiste dans le déni de sa propre histoire.
D'abord avec "La Prisonnière du désert" (1955), où le cinéaste montre que les Indiens ne sont pas des sauvages et que l'armée américaine a commis un véritable génocide. Puis dans le huis-clos de "L'Homme qui tua Liberty Valance" (1962), où il fait dire à un journaliste à la fois cynique et exalté: "On est dans l'Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende".
Soucieux des minorités, il réalise en 1960 "Sergeant Rutledge" qui dénonce le racisme anti-noir en piégeant les préjugés des spectateurs blancs. Enfin, en 1964, dans sa Monument Valley qui lui a servi d'écrin, il tourne son dernier western, "Les Cheyennes" qui exprime pleinement le point de vue des Indiens.
"Nous les avons massacrés, c'est une grosse tache de notre histoire", dira-t-il, désillusionné, borgne à la suite d'une cataracte mal soignée, et honteux de ce qu'était devenue l'Amérique.
Marie-Claude Martin