"Grâce à Dieu, les faits sont prescrits." Phrase aussi cinglante que scandaleuse, prononcée publiquement par l’archevêque de Lyon Philippe Barbarin à propos des abus sexuels commis sur des mineurs par le père Bernard Preynat. Phrase qui donne son titre au nouveau film de François Ozon, en compétition à la Berlinale, et dont la sortie est menacée par deux procédures judiciaires.
L’affaire est complexe. L’abbé Preynat a abusé de jeunes scouts de sa paroisse (diocèse de Lyon) dans les années 1980 et 1990. Il a été couvert par sa hiérarchie – dont Mgr Barbarin - des années durant.
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Dans son film, une fiction sobre et documentée, François Ozon adopte le point de vue de trois victimes, interprétées par Melvil Poupaud, Denis Ménochet et Swann Arlaud. Trois hommes traumatisés, à l’origine de l’association La Parole libérée, qui osent parler et dénoncer.
Tournage secret
Lors du tournage (secret) de son film, François Ozon pensait que les procès des personnes incriminées auraient eu lieu au moment de la sortie du film. Or les procédures ont pris du retard et le film est rattrapé aujourd'hui par le calendrier judiciaire.
Mais reprenons. Début janvier comparaissaient l'archevêque Philippe Barbarin et cinq personnes de son entourage pour non-dénonciation d'abus sexuels sur mineurs. Le jugement est attendu pour le 7 mars. Sur le banc des accusés, Régine Maire, collaboratrice laïque du diocèse de Lyon, a mis François Ozon en demeure pour qu'il retire son nom du film.
D'autre part, les avocats du père Preynat, dont le procès devrait finalement avoir lieu à la fin de l'année, ont demandé que la sortie du film soit repoussée, au nom de la présomption d’innocence. Et ce même si Bernard Preynat a reconnu les faits et que François Ozon, comme il l'affirme, "n'a rien inventé". L'audience au Tribunal de Grande instance de Paris aura lieu vendredi 15 février.
"Je trouve ces procédures judiciaires très étonnantes", réagit Christine Pedotti, journaliste et directrice de la revue "Témoignage chrétien", auteure de "Qu’avez-vous fait de Jésus?" (éd. Albin Michel).
De fait, le procès contre le cardinal Barbarin et quelques-uns ne pourrait pas se tenir si la justice ne considérait pas que le père Preynat est effectivement coupable.
Elle poursuit: "Il y a là des arguties judiciaires et des manœuvres d'avocats pour essayer de repousser le film, ce qui en tant que croyante me choque beaucoup parce qu'il me semble que dans cette affaire même si on ne veut pas être totalement coupable, on pourrait au moins se sentir responsable du côté de l'Eglise."
La parole qui libère
Christine Pedotti a vu et aimé "Grâce à Dieu", "un film sans pathos, où rien n'est mis en œuvre pour émouvoir de façon manipulatoire". Pour elle, François Ozon réussit à montrer comment la parole libère, comment "les victimes deviennent des hommes responsables de leur vie, des plaignants qui peuvent parler".
Le film met aussi en lumière les dysfonctionnements de l'Eglise. Les abus, les incompréhensions, les dissimulations. Le prêtre qui écrase les victimes, les responsables qui ne veulent ni voir ni dire. Pourquoi ces hommes prétendument experts en humanité ont été incapables de comprendre ce qui se passe lorsque des actes pédocriminels sont commis? C'est l'une des questions centrales du livre de Christine Pedotti, "Qu'avez-vous fait de Jésus?".
Souvent, on lui a affirmé que l'attitude de l'Eglise catholique ressemblait à celle de n'importe quelle autre institution, que l'Eglise se protégeait elle-même. Or elle n'est ni un club de sport ni une école. Il y a selon elle des spécificités propres à cette institution: la culture de l'abus, l'entre-soi cléricaliste, le conflit de loyauté de ceux qu'on appelle "père" vis-à-vis d'un autre "père" ou d'un "fils" qu'ils devraient dénoncer, tout cela au sein de cette église "mère" qui ferme les yeux sur les crimes, comme dans un triangle incestueux.
Christine Pedotti a également étudié le discours "délirant" des évêques sur la sexualité.
L’Eglise juge la sexualité de la personne par rapport à un idéal. La question est de savoir si on se conduit bien ou mal par rapport à cet idéal. Elle ne considère pas le caractère relationnel de la sexualité. Elle ne fait pas la différence entre les péchés de la chair et le viol proprement dit. Tout est mis sous le grand chapeau des atteintes à la chasteté.
Parmi ces atteintes, le catéchisme liste la masturbation, la fornication, l'adultère, l'homosexualité et pour finir, le viol. "Le viol est décrit comme une atteinte à la charité et à la justice et, en troisième lieu, il est dit qu'il peut blesser les personnes. C'est là où on voit qu'il y a un vrai problème. Car ce qui nous vient à l'esprit à nous, quand on parle d'un viol, c'est la victime. Or l'Eglise ne sait pas voir la victime parce qu'elle regarde le péché. Et quand on regarde le péché, on regarde le pécheur. Voilà pourquoi l'Eglise est intervenue auprès des pécheurs avec les moyens qu'elle connaît bien pour combattre le péché: le repentir, la pénitence et le pardon."
Comme le montre le film de François Ozon, l'Eglise a pensé trop souvent qu'elle pouvait faire justice elle-même sans en référer à la justice, sous prétexte que la vertu du pardon était plus grande. "Mais c'est une vraie faute, au sens moral du terme, estime Christine Pedotti. Le pardon, qui est l'une des plus belles choses du christianisme, ne peut intervenir qu'après le passage de la justice. Qu'après que la vérité soit faite".
Raphaële Bouchet/mcc