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Andrei Zviaguintsev: "En Russie, le pouvoir ne s'intéresse pas aux gens"

"Loveless" d'Andreï Zviaguintsev remporte le prix du jury à Cannes en 2017. [AFP - Anne-Christine Poujoulat]
La vision du cinéaste russe Andreï Zviaguintsev / Tout un monde / 7 min. / le 8 mars 2019
Les films implacables d'Andrei Zviaguintsev sur la réalité russe séduisent depuis quinze ans les jurys des festivals. Invité des Rencontres du 7e Art à Lausanne, le réalisateur livre un regard sombre sur la situation dans son pays.

Le réalisateur Andrei Zviaguintsev incarne le cinéma russe d’aujourd’hui. A ce titre, il consitue l’un des prestigieux invités des Rencontres du 7e Art à Lausanne, qui se tiennent jusqu'à dimanche. Pour l’acteur Vincent Perez, organisateur de ces Rencontres et lui-même féru de Russie, Andrei Zviaguintsev aborde avec ses films des problèmes profonds mais de manière très délicate et très adroite.

Andrei Zviaguintsev explore les souterrains de l'histoire de la Russie, de la Russie qui souffre. Avec des histoire infiniment intimes, il raconte une histoire universelle.

Vincent Perez, organisateur des Rencontres du 7e art à Lausanne

Andrei Zviaguintsev déplore que la liberté artistique en Russie se réduise chaque jour davantage et porte un regard extrêmement pessimiste sur la situation dans son pays. Avec les années, le contexte social et politique russe s'est de plus en plus imposé dans ses films. "Après les années 2010, il y a eu des changements si importants qu’en tant qu’artiste, même si l'on suit ses objectifs personnels, qu’on souhaite faire des constructions superbes, éthérées, éphémères, des châteaux en Espagne, travailler avec son imagination, malgré tout cela on s’est retrouvé forcés de regarder la noirceur de la vie autour de nous, et on ne pouvait plus ne pas refléter ce qui se passait", explique Andrei Zviaguintsev à la RTS.

Notre situation actuelle, c’est celle de l’isolationnisme, la militarisation des consciences, la brutalité extrême et l'abêtissement des masses. La vie va encore changer, mais pour le moment mon sentiment n'est pas très joyeux.

Andrei Zviaguintsev, cinéaste russe

En 2014, Andrei Zviaguintsev présente "Léviathan", un long-métrage dans lequel il dénonce la pression de l’Etat et de l’Eglise ainsi que la corruption. Il revient en 2017 avec "Faute d’Amour", un film sur l’égoïsme d’un couple en crise, dans une Russie tout aussi capitaliste que le reste du monde. Un couple qui ne se soucie guère de son enfant de 12 ans, qui finit par fuguer.

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Dans ce sombre tableau, il y a une touche d’espoir: une association de citoyens bénévoles qui aide à retrouver les enfants disparus en Russie. Une tâche que la police et l’Etat devraient assurer, mais ce n’est pas le cas, déplore le cinéaste. "En Russie, le pouvoir est absent. Il existe nominalement. Mais il ne s’intéresse absolument pas aux gens, à leurs problèmes ou à leurs besoins. Du coup, l’entraide bénévole est extrêmement développée. Souvent dans les journaux ou ailleurs, des gens qui sont compatissants publient le portrait de tel enfant malade qui a besoin d’aide pour être opéré au plus vite. L’Etat n’a rien à voir avec ça. L’Etat se rend service à lui-même et s’enrichit à vue d’œil."

Pas assez de financements pour son prochain film

Andrei Zviaguintsev se trouve actuellement dans une situation compliquée. Il s’est plongé dans la préparation d’un film ambitieux sur la Seconde Guerre mondiale, un sujet éminemment sensible en Russie au niveau idéologique. Même les universitaires qui travaillent sur ce thème font face à des pressions s’ils ne suivent pas la ligne d’interprétation de l’histoire voulue par le pouvoir en place. Hélas Zviaguintsev n’a pas pu rassembler tous les financements nécessaires. Habituellement, il ne demande presque jamais de subventions à l’Etat russe, mais cette fois-ci même les investisseurs privés en Russie ont eu peur de s’engager sur un sujet si sensible. "Dans notre pays, les personnes très riches sont inexorablement tenues d’être loyales au pouvoir", conclut le cinéaste.

En Russie, le cinéma est davantage menacé par la censure que d’autres disciplines artistiques. Le pouvoir peut en effet utiliser les subventions comme un levier de pression et ne pas financer les projets qui lui déplaise. Mais Zviaguintsev aime à rappeler que l’argent de l’Etat et les subventions proviennent en premier lieu du contribuable. Et que ce n’est pas au pouvoir de décider à la place des spectateurs ce qu’ils doivent voir au cinéma.

Un regard qui dérange

L'affiche de "Léviathan". [Pyramide Distribution]
L'affiche de "Léviathan". [Pyramide Distribution]

Dans son pays, Andrei Zviaguintsev est considéré comme l’un des cinéastes peut-être le plus doué de sa génération mais son regard sévère en dérange certains. Son film "Leviathan" surtout avait suscité la polémique, des personnalités politiques l’avaient accusé d’antipatriotisme et de promouvoir une image négative de la Russie à l’étranger.

Le cinéaste rétorque que "nous ne deviendrons pas meilleurs en voulant apparaître sous notre jour le plus favorable, en montrant des films au ton euphorique comme les long-métrages qu’ils tournaient à l’époque de Staline sur 'notre grand pays magnifique, aux innombrables forêts, rivières et champs'! Heureusement ces forêts, ces rivières et ces champs, dans notre pays, c’est ce qu’au moins personne ne peut toucher ni ne peut nous enlever et c’est pour cela qu’ils sont si magnifiques, si étonnamment beaux."

La beauté de la nature, ses nuances, sa puissance, c’est ce qui fait la force des œuvres de Zviaguintsev. Elle constitue un personnage à part entière dans ses films. "Cette nature", insiste-t-il, "aucun tyran ne pourra nous l’enlever".

Isabelle Cornaz/mh

Une rencontre avec Andrei Zviaguintsev animée par le cinéaste Lionel Baier est organisée ce vendredi à 17h à l’Ecole Cantonale d'Art de Lausanne (ECAL)  dans le cadre des Rencontres du 7e Art

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