Alain Delon à travers ses plus grands rôles

Grand Format Cinéma

Collection ChristopheL - Compagnie Industrielle et Commer

Introduction

Star parlant de lui à la troisième personne? Ou petit garçon abandonné qui ne s'est jamais remis de devenir Alain Delon? Avec son sens du sérieux qui lui faisait froncer les sourcils, il se définissait comme acteur - et non pas comme un comédien - parce qu'il ne jouait pas ses rôles, il les vivait.

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"Quand la femme s'en mêle", la candeur du voyou

Chacun de ses films peut se lire comme un fragment d'autoportrait.

Enfant de parents divorcés, placé en nourrice dès l'âge de quatre ans par une mère qui pourtant l'adore, Alain Delon disait avoir trouvé sa vraie famille à l'armée, dans cette guerre d'Indochine qu'il embrasse par défi, pour vivre une vie plus romanesque. C'est à Saïgon qu'il découvre "Touchez pas au grisbi" avec Jean Gabin, un acteur qu'il admire et dont il n'imagine pas à l'époque qu'il deviendra un jour son partenaire.

Renvoyé de l'armée après avoir volé une Jeep pour faire la fête, Alain Delon revient en France en 1956. Il a vingt ans, aucun projet sinon de vivre libre et une gueule d'ange qui plaît aux femmes "qui le nourrissent et l'aident". Il vit alors à Pigalle, mais c'est à Saint-Germain-des-Prés qu'il rencontre Brigitte Auber, une des rares comédiennes françaises ayant joué pour Hitchcock. Elle a 28 ans. Il en a 20. Elle lui fait découvrir la Côte d'Azur, les boîtes et la dolce vita.

Jamais je n'aurais osé penser être un jour dans les bras d'une actrice. Jamais!

Alain Delon évoquant le souvenir de Brigitte Auber
"Quand la femme s'en mêle", d'Yves Allégret (1957) [Collection Christophel - RnB © Regina / Royal Film / Cino Del Duca]
"Quand la femme s'en mêle", d'Yves Allégret (1957) [Collection Christophel - RnB © Regina / Royal Film / Cino Del Duca]

C'est Brigitte Auber aussi qui le présente à Michèle Cordoue, la femme d'Yves Allégret, qui le recommande à son mari. Le cinéaste souhaite un jeune premier à la fois candide et voyou pour "Quand la femme s'en mêle". Il propose le rôle au protégé de sa femme. Delon refuse. Allégret insiste. Delon décline encore une fois. Pour le convaincre, Allégret lui dit qu'il n'aura rien à faire, qu'il lui suffit de marcher, parler et sourire comme dans la vie.

J'ai fini par dire oui, mais pour lui faire plaisir.

Alain Delon parlant d'Yves Allégret qui a beaucoup insisté pour lui faire faire du cinéma.

Très vite, la caméra tombe amoureuse de ce garçon qui démode tous les autres jeunes premiers. Les propositions affluent, dont "Christine", une romance en costumes qu'il tourne avec Romy Schneider, déjà célèbre grâce à "Sissi", et quinze fois mieux payée que lui. Elle ne parle pas le français, il ne parle pas l'allemand. Elle le trouve vulgaire et insignifiant; il dit qu'elle est à vomir.

A la fin du tournage, ils seront fiancés et Romy débarque dans la vie de Delon.

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"Plein soleil", le succès par l'ambivalence

TITANUS/PARIS FILM - PHOTO12

Delon est beau, terriblement beau, "mais s'il n'avait eu que la beauté, jamais il n'aurait fait cette carrière. Il possède cette anxiété intérieure, liée à son histoire, qui le rend charismatique", dit le critique Jean Douchet.

Celui qui mettra en avant ce charisme, c'est René Clément. Le cinéaste souhaite porter à l'écran le roman de Patricia Highsmith "Plein Soleil". Il veut Delon dans le rôle de Philippe, un fils de famille qui se la coule douce entre ses costumes de marque et son yacht. L'acteur refuse. Il ne se reconnaît pas dans ce personnage de fils à papa. Mais surtout, il veut le premier rôle, celui de Tom Ripley, homme à tout faire humilié par Philippe mais qui se vengera en prenant son identité après l'avoir assassiné en mer.

Il y a là quelque chose qui fait écho à la propre histoire de Delon: autodidacte en quête de reconnaissance, surdoué ayant réussi à sortir de son milieu par l'observation et l'imitation de ceux qu'il admire, conquérant sûr de son destin, enjôleur qui sait être cruel quand il s'agit de se faire une place.

Clément est estomaqué par l'arrogance de Delon et l'envoie paître. Encore une fois, c'est une femme qui lui viendra en aide, l'épouse de René Clément qui souffle à l'oreille du metteur en scène:

Il a raison le petit, il serait parfait dans le rôle principal.

Bella Clément, épouse et éminence grise du cinéaste René Clément.

Le cinéaste comprend autre chose: une partie du charisme d'Alain Delon tient à son regard, un regard de prédateur, d'enfant perdu ou d'halluciné avec ses toutes petites pupilles perdues dans l'azur de ses yeux: un regard qu'on n'oublie pas.

"Plein Soleil" sort en mars 1960, une semaine après "A bout de souffle" de Godard qui lance un autre jeune premier, Jean-Paul Belmondo. Les deux jeunes acteurs s'étaient déjà croisés dans "Sois belle et tais-toi". Entre les deux hommes, si différents mais complémentaires, la compétition est désormais lancée; elle ne s'arrêtera plus et sera mise en scène dans "Borsalino" en 1969.

>> >> A écouter, l'émission "Travelling" consacrée à "Borsalino": :

Jean-Paul Belmondo et Alain Delon dans "Borsalino" de Jacques Deray (1970). [Adel Productions / AFP]Adel Productions / AFP
Travelling - Publié le 7 janvier 2018

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"Le Guépard", la gloire par les maîtres

Collection Christophel / RnB - Titanus / Societe Nouvelle Pathe Cinema / Societe Generale de Cinematographie

Après René Clément, cinéaste pointilleux et autoritaire, Delon qui "adore qu'on soit dur avec lui" s'en remet à un autre maître, tout aussi méticuleux, ambitieux et exigeant: Luchino Visconti. L'Italien le choisit pour jouer le rôle le plus doux et humain de sa carrière, celui d'un jeune boxeur dans "Rocco et ses frères", poignante tragédie populaire. Lui qui a encore un corps très juvénile, s'entraîne nuit et jour. Il adore ça: travailler pour devenir un homme.

Delon ne sait pas que la caméra est en train de l'érotiser de la tête au pied. Visconti a fait de lui une idole gay"

Gérard Lefort, critique de cinéma.
Alain Delon en tenue de boxeur sur un ring, interviewé dans l'émission "Cinépanorama" pour son rôle dans le film de Visconti "Rocco et ses frères". [AFP - Gérard Landau / Ina]
Alain Delon en tenue de boxeur sur un ring, interviewé dans l'émission "Cinépanorama" pour son rôle dans le film de Visconti "Rocco et ses frères". [AFP - Gérard Landau / Ina]

Visconti est subjugué par la beauté de Delon, tandis que Delon est fasciné par la superbe de ce noble italien, excentrique et cultivé. Et comme il veut être digne de la confiance que l'aristocrate a placée en lui, il accepte le défi de jouer au théâtre, lui qui n'a jamais suivi de cours. Ce sera "Dommage qu'elle soit une p..." de l'auteur élisabéthain John Ford. Il y retrouve Romy Schneider, qu'il a un peu oubliée dans ses frasques italiennes. Après avoir pris comme modèle Montgomery Clift, il se rêve en Gérard Philippe. La critique le remet vite à sa place.

Quant à M. Alain Delon, c'est un comique qui s'ignore. Il ne sait ni marcher, ni courir, ni parler.

Guy Verdot, critique théâtral au "Journal de Genève"

C'est son premier échec et une terrible blessure d'orgueil. Delon se console avec l'autre grand maître du cinéma italien, Antonioni, avec qui il tourne "L'Eclipse".

Mais Delon retrouve Visconti pour ce qui est probablement le film-phare de sa carrière: "Le Guépard", ambitieuse et somptueuse fresque de l'aristocratie sicilienne de la fin du XIXe siècle. Il y interprète Tancrède, jeune homme charmant, fougueux et opportuniste. Au départ, Delon craint de ne pas être crédible en aristocrate, lui qui n'a qu'un certificat de charcutier. Mais Visconti le rassure en lui disant qu'il a la noblesse de sa beauté, une beauté qu'il prend pourtant plaisir à bafouer en faisant porter à son protégé un bandeau de borgne. Le tournage est tendu; il vire même au drame quand Visconti hors de lui, mécontent du jeu de Delon, l'humilie en public.

Les deux hommes ne travailleront plus ensemble, mais "Le Guépard" reçoit la Palme d'or à Cannes.

Avide d'admirer autant que d'être admiré

Désireux de revenir dans le coeur des Français qui lui préfère Belmondo, Alain Delon n'hésite pas une seconde à renoncer à son cachet, en échange des droits sur le Japon et l'URSS, pour jouer aux côtés de son idole Jean Gabin dans "Mélodie en sous-sol" (1963). Il a du flair, le film est un grand succès public et Gabin s'entiche du môme avec lequel il tournera encore deux films.

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"Le Samouraï", la solitude des Seigneurs

COLLECTION CHRISTOPHEL - Compagnie Industrielle et Commerciale

Au début de sa carrière, Delon est filmé comme une femme, en objet de désir et de convoitise, en gros plan qui le fétichise. C'est un peu "Sois beau et tais-toi!". Mais à trente ans, Delon souhaite faire émerger "le soldat qu'il est à l'intérieur". La position d'interprète lui paraît trop passive. Il tourne et coproduit alors "L'Insoumis" (1964) d'Alain Cavalier, l'histoire d'un légionnaire déserteur sur fond de guerre d'Algérie. "Quand Delon entre dans un lieu; le lieu se met à vivre" dira le cinéaste, enthousiaste de l'acteur, moins du producteur qui, habile à trouver du financement, a tendance à tout régenter.

Cette nouvelle casquette donne de l'assurance à Delon qui vient d'épouser Nathalie, son double féminin. Il se sent prêt pour Hollywood. Il a appris l'anglais et le parle de manière fluide tandis que son romantisme mélancolique plaît aux Américains. Mais ce qui devait être sa conquête de l'Ouest se solde par quelques films insignifiants.

Delon revient en France et rencontre son troisième mentor, Jean-Pierre Melville. La rencontre est évidente.

Ca fait sept minutes et demie que vous lisez votre scénario et il n'y a pas encore l'ombre d'un dialogue. Cela me suffit. Je fais ce film. Comment s'appelle-t-il?

Alain Delon à Jean-Pierre Melville.

Il s'intitule "Le Samouraï" et Delon s'emballe quand il découvre le décor qui servira son personnage: un lit, un poignard, un sabre et une cage à oiseau. Le rôle de Jef Costello, tueur à gages solitaire, convient à la perfection au hiératisme de l'acteur. Melville a compris l'animal qui était en Delon: un loup. L'acteur donnera à ce personnage mutique, entièrement dédié à sa mission de tuer, une présence quasiment mystique.

L'acteur tournera encore "Le Cercle rouge" et "Un flic" avec Melville. Les deux hommes, de puissants nostalgiques, partagent le même goût de la nuit, du tragique, de l'honneur, de la parole donnée et de la solitude. Delon se reconnaît dans l'univers du cinéaste au Stetson qui ne fait pas de grande différence entre les flics et les voyous, les premiers flirtant souvent avec l'illégalité et les seconds jouant aux justiciers. Une ambiguïté qui ramène l'acteur à sa jeunesse et à ses amitiés avec le milieu qui lui sera brutalement rappelé au moment de l'affaire Markovic.

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Le professeur, l'art de l'autodestruction

Collection ChristopheL - Mondial Televisione Film

On ne peut pas comprendre la carrière de Delon sans tenir compte de sa composante masochiste ou autodestructrice. La star, à plusieurs reprises, s'est engagée dans des projets où son image était mise à mal comme s'il voulait se défaire de cette beauté qui a été sa chance, et dont il a fait une marque internationale, mais qui est aussi une prison. Contrairement à un Belmondo qui par son physique pouvait embrasser tous les genres, Delon est resté un héros sombre qui meurt souvent à la fin des films.

Jamais, par exemple, il ne s'est aventuré dans la comédie, sauf dans "Astérix et les Jeux Olympiques" où il se moque de sa légende, en lançant ce fameux "Ave moi!". Mais il s'agit surtout d'une parodie.

Comme il l'a souvent répété: il n'est pas comédien mais acteur; il ne joue pas, il est. Chacun de ses rôles peut donc se lire comme un chapitre de son autobiographie, réelle ou rêvée. Il y a eu le jeune premier magnétique, mi-ange mi-démon; le superhéros protecteur dont tous les titres de films commencent par "Le" quelque chose, comme s'il n'était que le représentant de lui-même; enfin, il y a aussi dans sa carrière une belle galerie de perdants. Alcoolique autodestructeur dans "Notre histoire" de Bertand Blier; Casanova décrépi qui s'entiche d'une jeune fille qui ne veut pas de lui dans "Le retour de Casanova", d'Edouard Niermans, et surtout professeur de littérature au bout du rouleau, tombant fou amoureux d'une de ses élèves, dans "La prima notte di quiete" de Valerio Zurlini. Un rôle qui révèle la dimension profondément mélancolique de cet acteur hanté par la mort.

Delon redoutait-il la déchéance et l'anticipait-t-il à travers ses rôles? Ou avait-il compris que pour construire une oeuvre, séduire la critique et faire taire les envieux, il devait passer par la case "loser"? Quoiqu'il en soit, c'est avec "Notre Histoire" que Delon obtient un César d'interprétation.

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"Monsieur Klein", la liberté d'échouer

Collection ChristopheL - Lira Films / Adel Productions

C'est l'époque où Alain Delon commence à parler de lui à la troisième personne. Par folie des grandeurs? Pas seulement, puisqu'il existe au moins trois Delon, l'acteur, le producteur et le réalisateur. Sans compter l'homme d'affaires. Mais sa mégalomanie énerve et éloigne ceux qui pourraient avoir envie de travailler avec lui. A la fin des années 70, Delon comprend que pour être libre, il doit devenir producteur.

Son plus grand coup reste "Monsieur Klein" (1976), un projet qu'il donne à l'Américain Joseph Losey qu'il admire, évidemment, mais qui ne connaît pas grand-chose au Paris occupé et à la rafle du Vél'd'Hiv. Delon mise beaucoup sur cette histoire kafkaïenne d'un homme d'affaires qui découvre qu'il a un homonyme, non seulement juif mais résistant, et que son double se sert de son homonymie pour mener ses activités clandestines. Muni de faux papiers, le Klein-affairiste cherchera à fuir. Mais tenaillé par le besoin de connaître celui qui le tourmente, il y renonce.

Paranoïa, figure du double, trouble de la personnalité, imposture, solitude d'un homme traqué dans l'indifférence générale, tous les ingrédients sont là pour faire de ce rôle, celui de sa vie. Delon y croit, Delon est excellent - pour une fois plus comédien qu'acteur - mais Delon échoue. "Monsieur Klein" ne soulève ni l'enthousiasme de la critique ni celui du public. Il n'aura pas plus de succès à Cannes où le film repart bredouille. C'est un immense crève-coeur pour Alain Delon qui souffre moins d'avoir perdu de l'argent que de n'avoir pas été reconnu par ses pairs. Il estime que "Monsieur Klein" fait partie de ses meilleurs films, et le temps lui donnera raison: le film de Losey est désormais un phare pour les cinéphiles.

Delon a perdu, mais il a gagné quand même.