Lorsque l’avion atterrit à Doha, capitale du Qatar, la vue est surréaliste. Les tours ultramodernes, les îles artificielles bâties à partir de rien frappent par leur gigantisme spectaculaire. Et c’est un immense chantier, entrelacs de routes et d’autoroutes, qui nous accueille à la sortie de l’aéroport. Des gilets bleus, jaunes ou oranges, originaires d’Inde ou d’Asie du sud-est, suent toute la journée pour faire émerger les futurs stades, métros, infrastructures nécessaires à la Coupe du monde de football que le Qatar s’apprête à accueillir en 2022.
Le cinéma, une affaire d’image
Depuis une quinzaine d’années, le Qatar investit à l’étranger, dans le sport, l’immobilier, le luxe, l’art. Le PSG et l’hôtel Martinez à Cannes appartiennent à l’Emirat, entre beaucoup d’autres choses. Et c’est au tour du cinéma de devenir un enjeu majeur du Qatar.
Créé en 2010, le Doha Film Institute a pour but de former de futurs cinéastes qataris, développer leurs projets, investir dans les films d’auteurs internationaux. Un enjeu fondamental pour un pays qui cherche à afficher une image d’ouverture et de modernité. Enjeu d’autant plus crucial depuis 2017 puisque le Qatar, accusé de sympathie pour l’Iran chiite, subit un blocus intégral de la part de ses voisins directs: l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats Arabes unis, Bahrein et le Yémen.
Un festival pour les jeunes
Première étape du travail opéré par le Qatar pour développer son cinéma national: l'éducation. Chaque année, le Doha Film Institute organise le Ajyal Film Festival destiné à la jeunesse. Durant six jours, un public de 8 à 21 ans compose trois jurys chargés de primer les films projetés. Au programme, une sélection de courts-métrages réalisés par des cinéastes du Qatar. Il y a aussi des longs-métrages internationaux, pas tous d’ailleurs issus de pays arabes.
Les films commerciaux, tout le monde les regarde. Mais les films projetés au festival, personne ne va les voir. C’est la différence principale qui vient à mon esprit.
Le Ajyal Film Festival se déroule dans un village culturel au bord du Golfe Persique. Au milieu du village, une grande scène où les jeunes peuvent rencontrer des invités prestigieux. L’ambiance se veut très familiale et, en plus des films, on peut assister à des tournois de jeux vidéos, à des expositions d’art ou se rendre dans des salles dédiées à la pop culture.
Ce festival est né du désir de deux femmes. D’abord, la sœur de l’Emir du Qatar, qui a créé le Doha Film Institute, et la directrice de l’institut, Fatma Al-Remaihi.
Nous sommes une nation très jeune. Et nous dépendons de cette génération pour porter notre drapeau et continuer notre mission. Les jeunes ont l’esprit libre, la pensée libre, et il est bien plus facile de les former et de travailler avec eux.
La coordination de ces 550 jeunes issus de 50 pays du monde entier est assurée par Cheryl Izen, une Canadienne qui a travaillé pour les festivals de Toronto, de Dubaï, d’Abu Dhabi.
"Le Qatar n’est pas un pays cinéphile, historiquement", explique Cheryl Izen, coordinatrice des jurys des jeunes. "Au festival Ajyal, on apprend aux jeunes générations la valeur du cinéma, pas seulement en tant que spectateurs, mais aussi comment le film a été fabriqué."
Des stars internationales
En plus des projections, le Ajyal Festival invite des stars internationales pour rencontrer le jeune public. Cette année, Tom Felton, le méchant Drago Malefoy dans "Harry Potter", était de la partie, tout comme la comédienne canadienne Evangeline Lilly, star de la série "Lost" et vue dans "Le Hobbit" de Peter Jackson ou dans le film de super-héros, "Ant Man".
Les jeunes ici m’ont posé beaucoup de questions à propos du futur du cinéma. Moi, je ne réfléchis pas beaucoup au futur du cinéma parce que je suis en train de le faire maintenant. Je ne savais pas qu'il y avait une industrie du cinéma au Qatar, ni au Moyen-Orient.
Un travail de formation
Seconde étape: la formation. Le Doha Film Institute organise des séminaires, stages, mentorats et ateliers pour les futur.e.s cinéastes qataris consacrés à la technique, au scénario, au montage, à la réalisation. Un fonds, destiné exclusivement aux productions qataris, alloue 50'000 dollars par projet retenus.
Pour l’instant, depuis 2010, le Doha Film Institute n’a produit que des courts-métrages, mais espère pouvoir, d’ici deux ou trois ans, présenter les premiers longs qataris dans les festivals internationaux. C’est aussi toute l’importance de la présence du Doha Film Institute à Cannes, Berlin, Toronto, Venise, New York.
"Tout ce que nous faisons à l’extérieur du Qatar est fait pour nos cinéastes et notre jeunesse. Car quand on travaille avec quelqu’un en Europe, aux Etats-Unis ou en Asie, les bénéfices de cette collaboration vous reviennent. Nos cinéastes peuvent résolument profiter de ces connexions, de ces réseaux que nous construisons", explique Fatma Al-Remaihi, directrice du Doha Film Institute.
La production de films qataris
Au sein du programme de l’Ajyal Film Festival, une sélection de courts-métrages issus du Qatar permettait de se faire une opinion de la qualité de ces productions. De nombreux films apparaissent encore trop superficiels et un peu amateur, comme le délire d’un réalisateur qui a filmé, façon "Fast and Furious", sa passion pour la course en 4x4 dans les dunes, ou cet autre cinéaste qui évoque sa pratique du kite-surf.
Beaucoup de documentaires, films d’animation et quelques fictions abordent des sujets liés aux problèmes familiaux. Les vraies questions qui fâchent, politiques, sont absentes. Deux perles tout de même, dont "Amphitheatre" de Mahdi Ali Ali. L’histoire, portée par un humour pince-sans-rire à la Elia Suleiman, de la rébellion d’une femme voilée accompagnant son mari à travers le village culturel qatari. Au contact de l’art, elle envoie valdinguer son niqab et se libère. Il s’agit du troisième court signé par Mahdi Ali Ali, qui a commencé à travailler pour Al-Jazeera avant d’étudier le cinéma à Paris. Retourné au Qatar, il œuvre en tant que formateur pour le Doha Film Institute qui a, selon lui, clairement dynamisé la place du cinéma national.
Avant 2010, il n’y avait que 3 ou 4 cinéastes au Qatar. Maintenant, grâce au Doha Film Institute, les programmes de formations et les festivals de cinéma, nous en avons une quarantaine. L’argent est là. La formation est là. L’institut est là. Ce qui nous manque, c’est l’effort des cinéastes pour arriver au bout de leur films.
Les femmes cinéastes dominent
60% des films réalisés au Qatar le sont par des femmes. Un chiffre dont pourrait s’inspirer Hollywood et les cinémas européens. Est-ce un reflet de la réalité sociale du Qatar qui fut le premier pays du golfe à octroyer le droit de vote aux femmes, où les femmes peuvent conduire seule depuis longtemps, et qui en compte quelques-unes au sein de son conseil municipal ?
Cinéaste qatari spécialisée dans l’animation, Kholoud Al-Ali a travaillé pour la chaîne Al-Jazeera avant de suivre les workshops du Doha Film Institue, qui l’a soutenue pour son premier court-métrage. Elle avance une hypothèse pour expliquer la très forte présence féminine dans le cinéma du Qatar.
"La plupart des mecs ici sont davantage intéressés à sortir, à faire du camping, à rouler en voiture qu’à faire des films. Le problème avec la réalisation, c’est qu’on ne peut pas en vivre ici. J’ai toujours mon boulot à plein temps. Je possède ma propre société. Et donc, je réalise mes films comme s’il s’agissait d’un hobby. Probablement peu d’hommes peuvent assumer ça", détaille Kholoud Al-Ali, réalisatrice qatarie.
Des réseaux internationaux
L’éducation des jeunes, la formation des futur.e.s cinéastes au Qatar. Encore faut-il, pour créer un cinéma national fort, créer des réseaux avec les festivals mondiaux. C’est pourquoi le Doha Film Institute aide des films du monde entier. Depuis sa création, l’Institut a coproduit plus de 300 films issus d’une cinquantaine de pays, parmi lesquels "Mustang" de la Turque Deniz Gamze Ergüven, "Divines" de la Française Houda Benyamina, "Le client" de l’Iranien Asghar Farhadi, "Le poirier sauvage" du Turc Nuri Bilge Ceylan, "Capharnäum" de la Libanaise Nadine Labaki.
En à peine neuf ans, le Doha Film Institute a tissé ses réseaux dans les plus grands festivals de cinéma grâce à ses coproductions internationales. Quelques cinéastes qataris commencent à se distinguer. Mais faire émerger une cinématographie nationale de toute pièce n’est pas évident. Plus que de l’argent, il faut du temps pour que les talents puissent se former et développer des projets de longs-métrages suffisamment forts et singuliers pour imposer le Qatar comme la prochaine Mecque du cinéma mondial.
Rafael Wolf/mh