Il est une chose fondamentale qu'on apprend dans "Etre vivant et le savoir". Alain Cavalier aime les courges. Mieux, Alain Cavalier aime filmer les courges. Alors il les filme. Des petites, des grosses, des biscornues. Des courges qui mûrissent, vieillissent, puis pourrissent. Trivial? Certainement pas.
Car "Etre vivant et le savoir", outre la vie et la mort des courges, raconte un film qui ne se fera pas. Alain Cavalier aurait dû tourner avec son amie l’écrivaine Emmanuèle Bernheim, un film adapté de son roman "Tout s’est bien passé". Elle y aurait tenu son propre rôle, lui aurait joué son père mourant. Mais en cours de projet, tout s’inverse. Emmanuèle Bernheim tombe malade.
A 87 ans, Alain Cavalier voyait dans ce rôle une répétition générale de sa propre mort. Le voilà confronté au combat, puis à la disparition d’Emmanuèle Bernheim, en mai 2017, vaincue par le cancer. "Elle avait beaucoup de doutes sur sa photogénie. Je lui avais promis de lui montrer chaque plan qu’on tournerait ensemble. Mais je ne voulais pas filmer son visage malade", dit Alain Cavalier.
Cinéma de l'épure
Après avoir tourné avec des stars comme Romy Schneider ("Le Combat dans l’île", 1962), Alain Delon ("L’Insoumis", 1964) ou Catherine Deneuve ("La Chamade", 1968), Alain Cavalier s’est tourné vers un cinéma de l’épure ("Thérèse", 1986, Prix du jury à Cannes), souvent autobiographique ("Irène", 2009).
"J’ai adoré filmer les comédiens, j’en ai parfois une petite nostalgie, en particulier quand je pense à Catherine Deneuve, qui avait 24 ans quand on a travaillé ensemble."
Mais j’ai estimé un jour que le cinéma pouvait faire autre chose que de montrer de l’artifice. J’ai tout laissé tomber parce que c’était trop cher. Plus c’est cher, moins on est libre. En plus, il fallait avoir du talent à heures fixes. Donc avant, je filmais Deneuve, aujourd’hui, je filme des courges.
Filmer sa vie
Et depuis plus de trente ans, Alain Cavalier travaille seul et filme sa vie de tous les jours et les objets qui l’entourent, inlassablement, comme on écrirait un journal. On entend sa voix, beaucoup. On voit parfois ses mains, on aperçoit son visage dans un miroir.
Dans "Etre vivant et le savoir", les "personnages" qu'il filme sont les fruits, les oiseaux, des peintures, des sculptures du Christ (car le sacré n’est jamais loin chez Cavalier) et, bien sûr, les fameuses courges, "parce que pour moi, la vie est partout", explique-t-il. Ces légumes racontent l’absence et le vide laissé par Emmanuèle Bernheim.
Dans la lignée des Cézanne et Manet, Alain Cavalier compose une nature morte en mouvement, qui, malgré sa sécheresse et sa simplicité apparente, contient ce paradoxe vertigineux: le cinéma, c’est bien "la mort au travail", selon les mots de Cocteau, et c’est aussi l’art qui rend la vie éternelle.
Raphaële Bouchet/mh