Pour ceux qui adorent le maître du suspense, comme pour ceux qui ne le connaissent pas, il faut voir "Dans l'ombre d'Hitchock, Alma et Hitch". Encore un documentaire qui nous refait le coup de l'épouse maltraitée, dont le talent a été évincé par l'ego du maître? Pas du tout! L'histoire d'Alma et Hitch est plus atypique, plus égalitaire et surtout beaucoup plus amusante. Le film réalisé par Laurent Herbiet montre, extraits de films et archives à l'appui, combien l'oeuvre hitchcockienne s'est faite à quatre mains et deux cerveaux.
Leur fille, Patricia, résume l'histoire de leur vie par cette fable:
Imaginez Dieu tout en haut d'une montagne, occupé à couper des oranges en deux. Il en dévale des millions, et sur ce nombre, il arrive qu'une moitié retrouve la part qui lui permet de redevenir une orange entière. Mon père et ma mère ont été cette orange-là.
Pour faire écho à cette gémellité, Alfred Hitchcock et Alma Reville sont nés à un jour d'écart, lui le 13 août 1899, elle le 14 août de la même année. Toute leur vie, ils ont aimé les mêmes films, livres et musiques; toute leur vie, ils ont partagé le même humour noir; toute leur vie, quand l'un esquissait une scène, l'autre la développait.
Plus célèbre que lui
Leur rencontre remonte à 1922. Alfred Hitchcock, fils de marchands de volailles, n'est encore que concepteur d'intertitres quand il voit pour la première fois Alma Reville. Elle est toute petite - 150 cm - mais elle l'impressionne. Il n'ose pas l'aborder. A 22 ans, Alma s'est déjà fait un nom. Elle est monteuse, comédienne et assistante de réalisation. La presse salue cette femme qui occupe le poste le plus important dans le cinéma européen d'alors, et qui confesse qu'elle n'a jamais eu le temps de se marier. Hitch en profite pour l'engager comme monteuse sur un film qu'il a co-écrit avec Graham Cutts. "C'est la seule manière qu'il avait trouvée pour m'adresser la parole chaque jour", dira Alma.
Admiratifs du cinéma allemand
Le tandem assume l'essentiel de la mise en scène de ce film, le réalisateur ayant jeté l'éponge. Pour le compte des studios londoniens de la Paramount Pictures, Alma et Hitch sont envoyés en Allemagne, dans la société de production UFA. Ils découvrent une cinématographie qu'ils adorent, en particulier Murnau, pour ses jeux d'ombres et de lumières, ses angles bizarres, ses mouvements de caméra, l'emploi des maquettes et sa manière de tronquer les perspectives en studio.
Ce que vous voyez sur un plateau n'a pas importance. Ce qui compte, c'est ce qu'on voit à l'écran.
Hitchcock n'oubliera jamais cette recommandation, lui qui disait "Qu'importe la réalité si l'illusion est efficace".
Par la suite, le couple sera impressionné par le cinéma soviétique, notamment pour son génie du montage. Alma s'en inspirera pour la mythique scène de la douche de "Psychose" (1960) qu'elle découpe et numérote plan par plan. Mais nous n'en sommes pas encore là.
Hitch, l'homme qui n'a connu qu'une femme
Le tandem travaille quotidiennement ensemble, voyage et disserte sur leurs passions mais vit un amour platonique. Hitch n'a jamais touché Alma, ni aucune femme avant elle. "Je ne savais même pas comment on faisait les bébés". La mécanique du sexe lui est totalement étrangère. Il se dira volontiers impuissant et à un journaliste qui lui demandera, bien plus tard, s'il est un homme, il répond, à la fois sérieux et facétieux: "Parfois". La sexualité n'est pas la grande affaire d'Hitch, sauf à l'écran où ses métaphores sexuelles sont devenues des classiques.
Donc, Hitch, complexé par son obésité qu'aucun régime ne saura vaincre, ne s'est toujours pas déclaré à la femme qu'il aime. Un événement va toutefois le décider. Lors d'une traversée en bateau, Alma est terrassée par le mal de mer. Il en profite pour lui demander sa main.
Vous êtes trop faible pour me dire non!
Elle dit oui, se convertit au catholicisme et le couple se marie en décembre 1926. Mariage heureux puisqu'Hitcock, passé réalisateur, connaît le succès avec "The Lodger". Un succès qu'il partage pleinement avec Alma, scénariste et monteuse. La même année, en juillet, naît leur fille unique Patricia.
En quelques années, Hitchcock devient le cinéaste anglais le plus important et, bien sûr, Hollywood l'appelle. La famille débarque aux Etats-Unis en 1939. Hitch signe avec le producteur David 0. Selznick et réalise l'adaptation du best-seller de Daphne du Maurier, "Rebecca". Désaccord entre le producteur et le réalisateur: le premier veut respecter le texte à la virgule près, le second, toujours secondé par Alma, ajoute des scènes et imagine un montage en puzzle. Mais Hitch a eu raison d'imposer son point de vue: le film fait un triomphe.
Un succès qui a tout de même un goût amer puisque l'Europe est en guerre et que les Hitch s'inquiètent pour leur famille restée en Grande-Bretagne. Le cinéaste traverse seul l'Atlantique pour convaincre sa mère de venir en Amérique, elle refuse. Il en profite pour tourner discrètement en Angleterre une série de courts-métrages de propagande pour la résistance française, en français et avec des acteurs français. "J'avais besoin d'apporter ma contribution" dira-t-il simplement alors que certains pensent qu'il se planque à Hollywood.
Depuis son exil, il écrit de longues lettres tristes à sa femme qui, elle, s'est engagée dans la défense civile. Après la guerre, Hitchcock, sur la demande de son ami producteur Sydney Bernstein, supervisera le montage d'un documentaire sur les camps nazis, destiné au public allemand. Ces images terribles ne le quitteront plus.
Ecrire, un moment de pur bonheur
Jusqu'en 1945, Alma écrit sous son nom pour d'autres réalisateurs. Mais elle n'a pas, comme son mari qui fut publiciste, le goût de l'exposition publique et de la mise en scène de soi. Le couple, pour qui la période d'écriture est un moment de bonheur, fait appel à d'autres scénaristes pour intensifier leurs échanges. Souvent, ce sont des femmes.
Cette influence se ressent dans les films où les héroïnes hitchcockiennes ne se contentent pas d'être de sublimes blondes, mais aussi des femmes puissantes, pleines de ressources surtout quand elles sont en danger, intrépides et combatives, capables d'élucider les affaires avant la police.
C'est l'époque Grace Kelly, la femme parfaite aux yeux du maître du suspens qui, hélas, devra renoncer à son actrice fétiche quand elle épousera le prince Rainier. Il ne cessera de la faire revivre à travers d'autres comédiennes, dont Tippi Hedren qu'il façonne à l'image de la muse perdue, comme le héros de "Vertigo".
L'humour, pudeur de l'amour
Alma n'est pas jalouse, elle connaît son Hitch mieux que personne. Elle le sait malicieux, bon vivant, prêt à toutes les facéties pour faire rire. Exactement l'image qu'il donne, dès 1955, quand il lance sa série télévisée "Alfred Hitchcock présente" qui le rend définitivement populaire en boute-en-train rondouillard qui prend plaisir à faire peur.
Mais le pitre cesse de rire brutalement quand les médecins diagnostiquent un cancer à Alma. Hitch ne peut pas s'imaginer vivre et travailler sans Alma. Il pense disparaître avec elle mais, oh miracle du fameux Dieu orange!, sa nécessaire moitié se rétablit. Même si Alma n'a plus envie d'être créditée au générique, elle continue de l'inspirer, le conseiller et le stimuler jusqu'à son dernier chef-d'oeuvre "Frenzy" (1972), où le couple retrouve les studios londoniens de leur jeunesse.
En 1979, un an avant sa mort, lorsque l'American Film Institute récompensera Hitchcock pour l'ensemble de sa carrière, il aura les mots les plus tendres, les plus doux et les plus malicieux pour Alma, désormais paralysée. "Sans elle, je serai certainement ici, avec vous, mais pas à la place qu'il m'est faite aujourd'hui, peut-être à celle d'un serveur maladroit...".
Marie-Claude Martin