Film monument, poétique et drôle, "Playtime" du réalisateur français Jacques Tati, sorti en 1967, interroge notre rapport à la modernité et à l’uniformisation.
Chapitre 1
Un film d'une ambition extrême
Dr
Frappé de désamour en 1967, "Playtime" a brisé la carrière de Jacques Tati. Trop lourd, trop cher, trop tout, le film était dès le départ d’une ambition extrême.
Tati y a mis toute sa fortune, s’est accroché, s’est épuisé et a épuisé son équipe. Et au final, le film est un échec commercial. La critique l’égratigne. Peut-être parce que Jacques Tati n'a pas refait simplement une suite aux "Vacances de M. Hulot" qui avait tant plu?
Pourtant, "Playtime" propose de rire et de sourire dans un univers de béton, où l’humain semble se perdre dans un monde qu'il a lui-même construit. La poésie surgit au coin d’un labyrinthe kafkaïen de buildings où le personnage de M. Hulot peut semer le chaos.
"Playtime" est un chef-d’œuvre de minutie, de malice et de drôlerie. Tout y est pensé, réfléchi, avec ce qu’il faut de touche d’absurdité et de pas de côté. L’humour explose en paillettes dans des décors soignés et criants de modernité.
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La musique comme les bruits sont cruciaux, indispensables dans "Playtime". Car les dialogues sont rares. On s'oriente plus du côté du film sonore que du film parlant. Tout est pensé, construit comme un flux continu, la musique répondant aux bruits, les intonations se noyant dans les tic-tic, plouf, patch, et autres onomatopées émises par les machines et les objets. Les gens ne parlent pas vraiment, les langues se mélangent. Il y a des incompréhensions, des redites, des chuintements.
Il y a de l’accordéon pour accompagner les titis parisiens et du jazz pour la boîte de nuit. Mais surtout, dans cet univers sonore ultra travaillé, il y a, pour Tati, la recherche du naturel. Dans la vie, on entend des bruits localisés dans l’espace. Un oiseau sur la droite, une voiture à gauche, un klaxon, un bébé, quelqu'un qui passe vite ou lentement, pendant que quelqu'un nous parle.
Pour rendre compte de la complexité du son, Tati utilise six pistes, s’en amuse, cherche des gags sonores. Et il s’entoure de collaborateurs exceptionnels, tant pour la prise de son que pour la partition.
Jacques Maumont, au son, était déjà présent sur "Jours de Fête", il gagnera un Oscar pour son travail sur "Le Jour le plus long" en 1963. Il fera aussi "A Bout de Souffle" et "Cléo de 5 à 7".
A la musique, Francis Lemarque, l’homme aux 400 chansons, dont "A Paris" chanté par Yves Montand. Tambours, synthétiseurs pour la modernité et accordéon pour l’esprit français, la musique cavalcade, tourbillonne.
Chapitre 2
Une critique de l'uniformisation
AFP - Bernard Allemane/Ina
"Playtime" est un film avec une narration particulière. Il y a six séquences qui racontent chacune une histoire différente, reliées entre elles par deux personnages principaux qui se croisent: M. Hulot et Barbara, une touriste américaine en vacances à Paris.
Un groupe de touristes américaines arrive en visite à Paris pour 24 heures. C’est un tour opérateur qui les emmène de capitale en capitale. Depuis l’aérodrome d’Orly jusqu’aux promenades en car dans un Paris tout en hauteur, rien n’est dépaysant pour les voyageuses américaines. Elles retrouvent l’architecture moderne devenue l’uniforme des grandes métropoles urbaines.
En parallèle de leur arrivée, nous trouvons un M. Hulot, pantin ahuri et tendre, qui a un rendez-vous important, mais finit par se perdre dans un labyrinthe de bureaux.
Il se retrouve par hasard dans un hall d’exposition où il croise les Américaines. Les uns et les autres découvrent des inventions comme une porte silencieuse et un balai avec des phares. Mais la journée prend fin. Hulot retrouve un camarade dans son appartement ultramoderne puis se retrouve par hasard à l’inauguration d’un restaurant, le Royal Garden. Les touristes y sont aussi.
C’est une boîte de nuit à peine terminée qui connaît de sérieux problèmes de rodage. Toute la décoration s’effondre sur les touristes et la soirée se termine gaiement, dans les plâtres et les briques.
Au petit matin, la vendeuse des quatre-saisons, le titi électricien et le marchand de journaux se retrouvent dans un drugstore. La ville se remet au travail. Les voitures dessinent un carrousel. Hulot offre un bouquet de muguets à une touriste et les Américaines finissent par repartir dans leur voyage organisé. Puis chacun repart vers une nouvelle étape du voyage organisé.
Plus qu’une narration classique, "Playtime" offre une série d’expériences sensorielles. Car Jacques Tati, la poésie en bandoulière, multiplie les pistes, les lectures, les clins d’œil. Il fait vivre avec drôlerie notre époque verticale, faite de cages de verre et d’uniformisation.
Au moment où il se lance dans le projet "Playtime, Tati est une idole, un cinéaste reconnu, envié, courtisé. "Les Vacances de M. Hulot" et "Mon Oncle" ont plu à l’international. "My Uncle" a même reçu l’Oscar du Meilleur film étranger.
Mais le succès agace. Tati est beaucoup critiqué. Notamment parce qu’il fustige le progrès que tout le monde veut voir à sa porte à l’aube des années 1960. Jacques Tati se fait affubler de l’étiquette réactionnaire et antimoderne. Ce qu’il n’est pas. Il souffre de cette étiquette.
Mais peu importe ses explications. Le monde entier lui demande surtout une suite des aventures de Monsieur Hulot. Tati n’entend rien. Il veut raconter la vie du moment, avec ses absurdités et ses couacs. Il veut raconter tous les anglicismes qui ont envahi nos existences, changeant jusqu’à notre mode de vie. Son titre est un titre anglais. "Playtime, le temps des loisirs.
J’ai veillé, pour donner plus de force à mon idée, à ce qu’aucun morceau de verdure, aucune branche d’arbre ne subsistent dans cet univers déshumanisé. Mais heureusement, il y a M. Hulot et tout un tas de braves gens qui eux, ont gardé leur personnalité, leur bon sens. Ils ont gardé le goût de la vie
Depuis trois ans, Tati prépare son quatrième film en vingt ans. C’est dire s’il est attendu au tournant. On l’attend surtout avec M. Hulot, son double comique. Car tout le monde adore Hulot. Il est le grain de sable dans la machine, il a le redoutable pouvoir de provoquer des catastrophes. Il est maladroit et gentil, attentif et parfois idiot, souvent dépassé. M. Hulot emprunte à la pantomime. Il fait la liaison entre cinéma muet et parlant, entre music-hall et époque contemporaine.
Mais alors qu’on demande au réalisateur de faire un film à nouveau centré autour de M. Hulot, lui s’offre le luxe de dissiper son personnage dans la fiction. Car ce farceur de M. Hulot n’est plus le personnage central du film. Il n’apparaît qu’épisodiquement. Sans cesse, de faux Hulot, des gens avec la même dégaine, viennent traverser l’écran et brouillent les pistes. Et le problème de "Playtime", pour la critique qui attend Hulot, c’est qu’il déroute le spectateur.
Le réalisateur prend son temps pour écrire "Playtime". Trois ans de préparation, deux ans de tournage. C’est long. Pour Jacques Tati, le cinéma est quelque chose de sérieux. Il choisit lui-même tous ses interprètes, préside à tous les stades de la fabrication de son œuvre depuis les maquettes des décors jusqu’au montage des images.
Jacques Tati se donne tout entier à son œuvre, allant même à y engager son propre argent. Et puis, pour lui, il est normal d’évoluer et de faire évoluer son M. Hulot et notre regard.
Chapitre 3
Tativille, un décor démesuré
AFP - Bernard Allemane / Ina
"Playtime" est un film basé sur l’observation qui propose le contraire d’un film littéraire. C’est plutôt écrit comme un ballet. Tati est un allégoriste souriant et doucement ironique qui se moque des prétentieux qui nous cloîtrent dans un monde sans tendresse ni poésie.
On a dit que j’étais complètement farfelu et mégalomane. Est-ce à cause de mes cheveux blancs que je devrais tourner un petit film en noir et blanc dans une vieille gare de campagne. Moi je prétends que si l’on fait quelque chose, il faut le faire bien.
Et comme il ne trouve pas la modernité qu’il lui faut dans le Paris de 1960 alors en construction (il y a des chantiers partout pour ériger des nouveaux immeubles et des bretelles d’autoroute), le réalisateur crée une ville de toute pièce sur un terrain vague.
Il esquisse ses lignes directrices, élabore ses maquettes, engage Eugène Roman. Et paie de sa personne comme de ses deniers. Ouvert à l’automne 1964, le chantier de Tativille n’est terminé qu’au printemps 1965. Sur 15'000 mètres carrés, des gratte-ciel et des buildings industriels s’élèvent. Ils sont construits uniquement en verre, acier et béton.
Chaque immeuble, dont certains hauts de quatre étages, dispose du chauffage central au mazout et il y a deux centrales électriques assez puissantes pour alimenter une ville de 15'000 habitants. On peut y entretenir, grâce aux éclairages disposés un peu partout, un soleil permanent. En chiffres, ça donne: 50'000 mètres cubes de béton, 4'000 mètres cubes de plastique, 3'200 mètres carrés de charpente et 1'200 mètres carrés de vitres.
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Autour des bâtiments qui constituent les plateaux figurent des immeubles montés sur rails qu’on peut tirer avec des tracteurs et donc déplacer. Cela permet à Jacques Tati de transformer à volonté le paysage. La ville possède aussi de vraies rues bitumées, avec des feux de signalisation et enseignes au néon.
Pour que Tati puisse créer des embouteillages à volonté, un parc automobile est créé. La ville possède même sa banlieue: un alignement de baraques en planches où sont installés les bureaux, les ateliers, le restaurant, les services d’entretien des feux rouges et du sous-sol où les décorateurs ont installé un réseau souterrain d’écoulement des eaux.
Ces constructions intéressent des cinéastes et producteurs russes, suédois, anglais et américains. Et surtout, Tati a comme rêve de laisser les décors en place pour permettre à de jeunes réalisateurs de se faire la main.
Chapitre 4
Un tournage long et compliqué
AFP
Pendant que les décors se construisent sous la supervision attentive du réalisateur, celui-ci commence également son casting.
Dans les films de Jacques Tati, à part M. Hulot, il n’y a pas de vedettes. Le réalisateur cherche des personnes dont le comportement et le caractère s’apparentent à ceux des personnages décrits dans les scénarios. Il les choisit non pour leurs qualités de comédiens, mais pour leur nature.
Il croit au geste et à la parole. Mais il ne croit pas qu’un comédien professionnel sache couper un steak à la perfection. Mieux vaut demander à un boucher. Il s’efforce de donner à ses effets comiques le plus de vérité possible.
Tati va mettre six mois à trouver ses personnages authentiques de titis parisiens. Il traîne dans les cafés, dans les banlieues. Il observe. Le comique doit être basé sur la vérité mais aussi un peu sur l’imagination des gens qui viennent pour observer ce personnage comique. Il faut laisser un peu de place à la supposition pour que ça devienne drôle.
La scripte inscrit la date du 12 octobre 1964 comme premier jour de tournage. Les décors ne sont pas prêts évidemment. On fait des essais avec les comédiens et l'on tourne vraiment à partir de février 1965, en 70 mm. Le réalisateur veut un écran large. Un format qui, pour lui, correspond au monde contemporain et n’est pas réservé qu’aux westerns.
Le printemps 1965 est humide et le plan de travail s’adapte tant bien que mal aux conditions météorologiques. On prend du retard. L’été passe. Puis l’automne. L’hiver. Le tournage devient tendu. L’argent commence à manquer.
En février 1965, on en est déjà à 220 jours de tournage. C’est long tout ça. Tati se ronge les sangs, mais veut aller au bout de son projet.
En septembre 1966, Jacques Tati, d’emprunt en emprunt, a perdu toute maîtrise de la situation économique de son film. Mais il en conserve le contrôle artistique, jusqu’au bout. Le tournage se poursuit avec des plans supplémentaires jusqu’au 15 septembre 1967, date à laquelle le décor est détruit.
Jacques Tati monte son film rapidement. En décembre 1967, "Playtime" est terminé.
Chapitre 5
Un échec commercial
"Playtime" est présenté comme l’événement cinématographique de l’année, à cause des centaines de millions d’anciens francs qu’il a coûté, du temps passé à le réaliser et surtout de la personnalité de son metteur en scène. Henry Chapier n’y va pas de main morte quand il écrit: "A quoi bon prendre des gants, s’attendrir sur le souvenir des vacances de M. Hulot et ne pas dire à ce faux monument national que "Playtime" est un navet monstrueux".
La première a lieu dans la salle de l’Empire-Cinérama à Paris le 16 décembre 1967. 1'500 personnes. L’accueil est réservé. Ça rigole, mais doucement. Parce qu’il dure 2h40, une partie de la critique préconise de réduire le film de moitié. Tati ne touche à rien. Dans un premier temps. Mais dès la troisième semaine d’exclusivité, la fréquentation baisse, brutalement. Tati est ébranlé. Le film subit des coupes multiples, mais ne trouve pas pour autant son public. La critique est dure, méchante, injuste. François Truffaut, lui, adore, et écrit une lettre à Jacques Tati. Mais rien n’y fait.
Le coup de grâce: l’Amérique qui avait adoré "Mon Oncle" n’achète pas "Playtime".
Cet échec commercial oblige Tati à déposer le bilan de sa société. Tati perd les droits de "Playtime". Il pleure. Déjà qu’il avait mal digéré qu’on lui impose de détruire son décor magnifique. Lui qui rêvait de garder ce décor, de l’offrir à des jeunes cinéastes pour qu’ils puissent y tourner leurs premiers films. Son goût de la transmission est tué dans l’œuf. A la place de Tativille passera une bretelle d’autoroute.
En 1968, Tati est ruiné. Il a perdu son public. Le film qu’il considérait comme un chef-d’œuvre n’a pas marché.
Jacques Tati réalise encore "Trafic" en 1969 et remonte sur scène. Il fait des numéros de cabaret. Il finit toutefois par récupérer les droits de "Playtime" dix ans plus tard. En 1979, quand le film ressort en France, on fait de nouvelles amputations. Tati rêve alors d’en remonter une copie originale. Il ne le verra pas. Il meurt en 1982.
En début des années 2000, sa fille Sophie Tatischeff met sur pied le projet de restauration de "Playtime" qu’aurait voulu son père. L'entreprise est orchestrée par Jérôme Deschamps et sa société Les Films de mon Oncle. Il s’attache avec François Ede à reconstituer la dernière version approuvée par Tati.
Un travail minutieux, d’archiviste, de reconstruction. On rénove l’image, le son. Le film fait 2 heures et 4 minutes et sort en 2004. Il fait un triomphe et c’est cette version qui entre dans la légende du cinéma.