"Citizen Kane", le film qui a révolutionné le cinéma
Grand Format
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Introduction
Sorti en 1941 et premier long métrage d'Orson Welles alors âgé de 26 ans, "Citizen Kane" deviendra l'un des plus grands films de tous les temps.
Chapitre 1
Un film qui ne laisse personne indifférent
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Le film "Citizen Kane" mélange les genres, les procédés cinématographiques, alternant le grand et le détail, proposant une sorte de ballet moderne, réaliste, expressionniste et poétique, composé de quatre récits, parfois contradictoires, sur la vie de Charles Foster Kane.
Une histoire romancée, mais qui fait écho à la vie d'un vrai magnat de la presse, William Randolph Hearst, très mécontent de se voir caricaturer dans une fiction. Le scandale est inévitable.
Film d’une grande force, au scénario complexe, à la violence satirique, au montage ciselé, il est considéré comme l’un des meilleurs films de l'histoire du cinéma.
"Citizen Kane" débute avec la mort de Charles Foster Kane. Dans un dernier râle, le moribond prononce le mot "Rosebud", ce qui intrigue son entourage et la presse. Un journaliste reporter, Jerry Thompson, est chargé par son rédacteur en chef, directeur des actualités cinématographiques, de trouver la signification de ce dernier mot du milliardaire excentrique, mort seul dans son manoir de Xanadu.
Le journaliste enquête et rencontre ceux qui ont connu Charles Foster Kane. Ainsi, le film se construit à coup de flashbacks levant petit à petit le mystère de la vie de cet homme.
L’histoire de "Citizen Kane" tient sur un script de 51 pages. C’est tout. 51 pages pour devenir un des films les plus révolutionnaires de l’histoire du cinéma. Une révolution que l’on doit, en grande partie du moins, à Orson Welles, à la fois le réalisateur et le comédien qui incarne le personnage de Charles Foster Kane.
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Chapitre 2
Le génie d'Orson Welles
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Orson Welles est une grande gueule, talentueux, coureur de femmes, redoutable buveur, gros mangeur, sujet à des accès de mélancolie autant qu’à de grandes envolées lyriques et à des colères effroyables. On le connaît excessif, cabotin, génial, ne tenant pas en place, multipliant les projets.
Il est né à Kenosha, Wisconsin, le 6 mai 1915. C’est un enfant prodige. Il sait lire à deux ans. A trois ans, il commence à jouer du piano. A cinq ans, il se passionne pour Shakespeare. Il connaît plusieurs pièces par cœur, les met en scène avec des marionnettes. A huit ans, il rencontre Harry Houdini, le célèbre illusionniste qui lui apprend quelques trucs. Il devient magicien. Il apprend à dessiner, se révèle être remarquablement doué pour ça aussi. Il voyage avec ses parents, son père, ingénieur, sa mère pianiste. Elle meurt quand il a dix ans. Ce qui le motive peut-être à écrire une analyse de "Ainsi parlait Zarathoustra" à onze ans.
A treize ans, notre jeune prodige fonde sa première troupe de théâtre. A quinze ans, il monte un condensé des huit pièces historiques de Shakespeare et reçoit un prix de l’association dramatique de Chicago pour sa mise en scène de "Jules César". Il mesure déjà 1m80, fume des cigares, se coiffe de chapeaux imposants et perd son père. Le voilà orphelin, élevé par un ami de la famille.
A 21 ans, marié et papa, il commence sa carrière radiophonique, proposant des actualités dramatiques en prêtant sa voix aux personnalités vivantes: Négus, Mussolini, Hitler.
Pendant une période heureuse, il court les stations de radio, louant une ambulance pour passer plus vite d’une station à l’autre dans les villes déjà étouffées par la circulation. A 23 ans, il fonde le Mercury Theater et crée une véritable panique en adaptant "La Guerre des Mondes" de H. G. Welles.
Nous sommes le 30 octobre 1938, veille d’Halloween. Le texte est saisissant. Quelques auditeurs ne comprennent pas qu’ils ont affaire à une pièce radiophonique. Ils pensent qu'une invasion martienne est réellement en train de se passer et ils paniquent. L’événement est monté en épingle par la presse. Orson Welles est durement critiqué.
Orson Welles, enfant génial, adolescent brillant, et jeune homme volontaire à qui tout réussit ne peut pas manquer de croiser à un moment donné la route d’Hollywood.
En 1939, tout auréolé du scandale qu’il a créé, Orson Welles, 23 ans, débarque à Hollywood. Le patron du studio RKO Pictures, George Schaefer, lui a offert un incroyable contrat.
A rebours des habitudes les mieux établies de Hollywood, Schaefer accorde à ce garçon un peu rondouillard, et très "Côte Est", la promesse de financer un film par année qui est, à choix, produit, écrit, réalisé et/ou interprété par lui.
Dans la promesse est incluse, chose qui ne se fait jamais à Hollywood dans les années 40, la liberté totale, soit le "final cut". Le studio n’aura aucun droit de regard ni sur les sujets ni sur la mise en scène.
"Voilà bien le plus beau train électrique qu’un garçon puisse rêver".
Dès lors, on peut imaginer à quel point l’arrivée d’Orson Welles à Hollywood, avec un contrat pareil, va soulever jalousie, rancœur, et même haine.
Interviewé en 1974 par le journaliste anglais Michael Parkinson, Orson Welles raconte: "Je n’ai jamais appartenu au milieu hollywoodien. Quand j’ai débarqué, (...) j’étais ce type avec une barbe qui allait pouvoir faire tout ce qu’il voulait, tout seul, et je représentais un futur terrible: je représentais ce qui allait arriver à cette ville. J’étais haï et méprisé. Bon j’avais quand même quelques amis qui étaient des dinosaures, et j’ai bien aimé cette période. Je crois, quand je regarde en arrière, que je me suis montré trop optimiste sur Hollywood."
Orson Welles a le don de provoquer. Son arrogance est aussi célèbre que son talent. Il annonce haut et fort son mépris et son antipathie pour le milieu des stars, producteurs et réalisateurs. Bref, le gratin hollywoodien. Mais on en a autant pour lui. On se moque de lui, on boycotte sa première réception, on se moque de ses cravates, de sa barbe, on souhaite son départ et on est très content quand ses deux premiers projets hollywoodiens tournent courts.
Car en arrivant à Hollywood, chose incroyable, venant du théâtre, il ne sait encore rien du cinéma. On sait qu’il possède sur le bout des doigts les règles de la dramaturgie et qu’il sait captiver un public. Mais la technique cinématographique, l’écriture cinématographique, c’est autre chose. Son producteur George Schaefer lui a fait rédiger un manuel. Welles multiplie alors les stages techniques, s’initie aux caméras, aux projecteurs, aux mystères des enregistrements sonores. Et il apprend vite. Au bout de quelques mois seulement, il connaît tous les mécanismes du studio et les secrets de la prise de vue.
Pour parachever sa formation, il regarde beaucoup de films, avec une prédilection pour "Le Cabinet du docteur Caligari", de Robert Wiene, chef d’œuvre de l'expressionnisme allemand, et "La Chevauchée fantastique" de John Ford.
A la fin de l’année 1939, Orson Welles est prêt à se lancer dans la réalisation de "Citizen Kane". Jouant l’indifférence à la critique hollywoodienne et au fait qu’il a énervé tout le monde, il convoque John Houseman son vieux complice, et Herman J. Mankiewicz.
Ce dernier est à cette époque un scénariste déchu. Il était connu dans les années trente mais se contente désormais de faire de la critique. Orson Welles, en arrivant à Hollywood, le contacte. Car il sait que Mankiewicz est l’ami de Marion Davies qui n’est autre que la maîtresse du magnat de la presse Randolph Hearst.
A ce titre, Mankiewicz a ses entrées dans la demeure des Hearst et peut connaître des détails croustillants qui peuvent alimenter n’importe quelle histoire. Et il semble que ces détails ont bel et bien alimenté l’histoire de "Citizen Kane".
Les trois hommes, Welles, Houseman et Mankiewicz travaillent plus de trois mois sur un nouveau scénario qui parlera d’un magnat de la presse et de l’histoire de sa vie. Selon les propres mots du réalisateur, le synopsis a pour thème une enquête journalistique présentant des points de vue différents sur le même homme, Charles Foster Kane.
"Selon certains, Kane n’aimait que sa mère, selon d’autres, il n’aimait que son journal, que sa deuxième femme, que lui-même. Peut-être les aimait-il tous, peut-être n’en aimait-il aucun. Le public est seul juge. Kane était la fois égoïste et désintéressé, un idéaliste et un escroc, un très grand homme et un individu médiocre. Tout dépend de celui qui en parle. Il n’est jamais vu à travers l’œil objectif d’un auteur. Le but du film réside d’ailleurs plus dans la présentation du problème que dans sa solution" explique le réalisateur.
Le scénario terminé, le premier tour de manivelle de "Citizen Kane" est donné en été 1940. Cela fait exactement un an qu’Orson Welles a débarqué à Hollywood.
Dans le Motion Picture Herald, un journal américain, un article commente le fait le lendemain en titrant: "Silence! Un génie au travail".
Sur le plateau, il y a Gregg Toland, un formidable directeur de la photographie. Il vient d’ailleurs d’être oscarisé pour son travail sur "Les Hauts de Hurlevent" de William Wyler. C’est à lui que Welles devra la photographie très contrastée de son "Citizen Kane".
Welles ne veut pas de vedettes hollywoodiennes. Il fait donc appel à ses copains de théâtre et de radio avec à leur tête Joseph Cotten et Everett Sloane.
Je suis né pour jouer les rois.
Pour devenir le citoyen Kane, il s’astreint à un régime lait et bananes pour prendre du poids. Le tournage dure 15 semaines. Sa réalisation est entourée d’un secret impressionnant et l’on connaît l’anecdote du commando de producteurs, qui ayant osé pénétrer sur le plateau pendant le tournage ont trouvé les acteurs en train de jouer au base-ball sur ordre de leur metteur en scène.
Le film est livré au montage le 23 octobre 1940. Et c’est là que les choses vont se corser…
Chapitre 4
Un personnage de fiction?
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A cause de la discrétion et du silence complet entourant le tournage de "Citizen Kane", on commence à jaser. Dans le milieu, des bruits courent sur la nature scandaleuse du scénario.
Louella Parsons, une journaliste connue attachée aux journaux du magnat de la presse William Randolph Hearst et qui avait jusque là soutenu Orson Welles, avise son patron. On prétend que la biographie imaginaire du héros du film de Welles est largement inspirée de la vie de Hearst lui-même, considéré comme le plus grand trusteur de la presse américaine. Haïssant les Japonais et grand soutien du fascisme aux Etats-Unis, c'est un admirateur d’Hitler et de Mussolini.
Dans le film d'Orson Welles, la vie de Kane apparaît sous divers éclairages et facettes: enfant turbulent, héritier ambitieux, journaliste passionné, amant tyrannique, candidat malheureux, mari maussade, businessman romantique, collectionneur aigri, amant égoïste et mécène manqué.
Le film se construit comme un puzzle pour tenter de donner du sens aux dernières paroles du milliardaire: "Rosebud".
Ce Citizen Kane est un personnage de fiction. L’affaire pourrait s’arrêter là, être sans conséquence. Mais c’est sans compter sur Louella Parsons, la journaliste férue de scandales qui répand la nouvelle dans la presse: "Citizen Kane" est une transposition calomnieuse de la vie d’un grand homme américain, son patron, Randolph Hearst. Elle avance comme preuve le nom de Mankiewicz qui a ses entrées dans la maison Hearst.
Immédiatement, l’autre journaliste en ragot, principale rivale de Louella Parsons, Hedda Hopper prend le relais et soutient Orson Welles de toute sa plume.
Au milieu de ce combat, il y a la RKO, Orson Welles et Randolph Hearst qui lui se reconnaît dans le Xanadu, le palais délirant de Kane qui ressemble à sa maison. Il se reconnaît dans sa liaison avec Marion Davis dont il essaie de faire une star. Il reconnaît le petit mot qu’il utilise, semble-t-il, dans l’intimité pour qualifier le clitoris de sa maîtresse, "Rosebud". Bouton de rose. C’en est trop.
William Hearst ne croit rien des dénégations de Welles et de la RKO et il obtient que ses avocats, ainsi que Louella Parsons assistent au visionnage du film en fin de montage. La RKO cède sous la pression. Ça sent mauvais pour Orson Welles.
Chapitre 5
Une sortie mouvementée
AP Photo /Keystone - Marty Lederhandler
Le film, tourné pour 800'000 dollars entre le 29 juin et le 23 octobre 1940, est un bijou de virtuosité. L’extraordinaire mise en scène ne passe pas inaperçue. Tant dans la forme que sur le fond, "Citizen Kane" est un chef-d’œuvre, malheureusement pas du goût de tout le monde.
Dans la salle, pour cette première projection test, les avocats et Louella Parsons sont scandalisés par ce qu’ils voient à l’écran. Pour eux, on porte clairement atteinte à l’intimité de Randolph Hearst. Du coup, ce dernier fait pression pour interdire la sortie du film. Purement et simplement.
Welles rétorque que le citoyen Kane n’est pas Randolph Hearst, mais un personnage de composition, imaginaire. Il rajoute même de l’huile sur le feu en annonçant par voie de presse que si on continue à lui échauffer les oreilles avec cette histoire, il mettra en chantier une grande idée de scénario concernant vraiment la vie de Hearst.
C’est alors que le magnat de la presse, l’homme le plus puissant de Californie, décide d’utiliser les grands moyens, ceux à sa disposition. Il impose de retarder la sortie du film. Et ses amis se mettent à l’aider. Louis B. Mayer, le patron de la MGM, fait une offre de 842’000$ au président de la RKO, George Schaefer.
Tout ce que Schaefer a à faire c’est de détruire le négatif. Mais Schaefer ne veut pas. Alors, on mandate le chef de la censure de l’époque, Joe Breen. Et on lui organise une projection privée de "Citizen Kane".
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Va-t-il ou ne va-t-il pas prendre la décision de brûler la pellicule? On sait qu’il a touché des pots-de-vin. Orson Welles est dans la salle. Il se souvient:
"Tout le monde disait: inutile de chercher les ennuis, brûlons-le, tout le monde s’en fiche, ils en encaisseront la perte. J’avais un chapelet que j’avais mis dans ma poche et à la fin de la projection sous le nez de Joe Breen, bon catholique irlandais, je l’ai fait tomber par terre en disant: "Oh excusez-moi" et je l’ai remis dans ma poche. Sans ce geste, c’en aurait été fini de 'Citizen Kane'".
Le négatif est sauvé. Mais le 8 janvier 1941, les vingt-huit journaux, les treize magazines et les huit stations de radio appartenant au groupe Hearst reçoivent l'ordre de refuser toute publicité du studio RKO. De plus, on menace tous les autres studios de leur livrer une guerre sans merci s’ils continuent de soutenir la RKO.
Le studio commence à plier et envisage d’annuler la sortie du film. Orson Welles réplique. Il menace publiquement la RKO d’un procès pour rupture de contrat.
Chapitre 6
Admiré par la critique mais boudé par le public
AFP - Photo12.com - Collection Cinema / Photo12
Le studio se décide finalement à sortir le film en salle, espérant que l’aura de scandale qui l’a précédé fera venir la foule dans les cinémas.
Mais le public boude, trouve le film abscons, compliqué, labyrinthique. Le 6 mai 1941, jour du 26e anniversaire de Welles, le film est projeté à Chicago devant une salle à moitié vide. Tous les amis d’Orson Welles sont là qui chantent: "Joyeux anniversaire Orson, que Hearst crève d'apoplexie en vociférant des insanités."
Pour la critique, pourtant unanime, le film est un chef-d’œuvre. Ultime.
Le Times écrit: "C'est la découverte décisive de nouvelles techniques dans l'art de la réalisation et de la narration"; Newsweek reconnaît Welles comme "le meilleur acteur de l'histoire du cinéma dans le meilleur film qu'on ait jamais vu", et Life ajoute encore: "Hollywood nous a offert peu de films avec une histoire aussi forte, une technique aussi originale et une photographie aussi excitante."
Tous admirent l’utilisation des flashbacks qui, mêlés à l’écriture du film, lui apportent une fraîcheur d’écriture jamais vue auparavant. On salue également les prises de vue, osées, cadrées, le grand travail sur la lumière, les plans séquence, l’utilisation de fausses actualités cinématographiques, le travail de narration non chronologique, révolutionnaire pour l’époque, ainsi que le son, tout en finesse dans une partition de Bernard Hermann.
"Citizen Kane" gagne un succès d’estime. Mais pas d’argent. "Citizen Kane" est un retentissant échec commercial pour la plus grande joie de Randolph Hearst et des ennemis d’Orson Welles. Et on le sait, à Hollywood, quand un film ne fait pas d’argent, le réalisateur se fait taper sur la caméra.
A Orson Welles, le petit génie, on retire tous ses privilèges. Ce fameux contrat qu’il avait signé en 1939 en arrivant à la RKO et qui lui donnait les pleins pouvoirs est rompu.
Le film est sélectionné pour neuf oscars en 1942. Il n’en remporte qu’un, celui du meilleur scénario.
Après "Citizen Kane", Orson Welles se lance dans un nouvel échec commercial "La splendeur des Amberson", amputé par des producteurs peu scrupuleux, puis dans "Voyage au pays de la peur", remonté aussi par les producteurs.
C’en est trop. C’est la rupture avec Hollywood. Welles se décide en 1945 à vendre les droits de "Citizen Kane" pour 20'000 dollars. Mal lui en prend. En 1951, à la mort de Randolph Hearst, le film ressort sur les écrans et connaît enfin un succès important. Orson Welles ne touche pas un centime.
Comme il ne touchera jamais un centime de tous les passages en salles, de toutes les diffusions télé, ni même qu’il ne bénéficiera de l’aura de ce film culte. Le film certainement le plus étudié, le plus vu et le plus analysé de toute l’histoire du cinéma.