Le week-end dernier, l’Amérique vivait dans la crainte de possibles tueries en masse dans les cinémas où était projeté "Joker" de Todd Phillips, avec Joaquin Phoenix dans le rôle titre. En toile de fond, le souvenir traumatisant du 20 juillet 2012, où un tueur déguisé en Joker avait assassiné douze personnes, et blessé cinquante-huit autres, dans un salle de cinéma d’Aurora pendant une séance de "The Dark Knight Rises" de Christopher Nolan.
Depuis son Lion d’or obtenu à la surprise générale au dernier festival de Venise, le brûlot de Todd Phillips est l’objet d’une polémique enflammée, accusé d’inciter à la violence, ravivant l’éternel débat sur la régulation des armes à feu aux Etats-Unis. La sortie de "Joker" n’a finalement pas provoqué d’incidents et a raflé la mise au box-office avec 93,5 millions de dollars de recettes en trois jours pour un budget, faible en regard des standards hollywoodiens, de 55 millions.
Les origines du Joker
Et le film dans tout ça? Déroutant, surprenant, audacieux, radical, provoquant. Impossible de rester indifférent devant une œuvre aussi affirmée qui risque fort de polariser les opinions. Tout au plus peut-on reprocher au résultat une relative lourdeur psychologique et un manque ponctuel de subtilité, ce qui ne tempère pas notre enthousiasme.
Aux antipodes des films de super-héros, "Joker" tourne le dos aux effets spéciaux numériques et aux grosses scènes spectaculaires pour se concentrer sur le récit des origines supposées du futur ennemi de Batman. Joaquin Phoenix endosse le rôle d’un certain Arthur Fleck. Un pauvre type asocial, fortement médicamenté, qui continue à fréquenter une psychiatre des services sociaux et vit dans un appartement miteux, avec sa vieille mère. Ancienne employée d’un certain Thomas Wayne, candidat à la mairie de Gotham City et accessoirement papa de Bruce Wayne, Madame Fleck n’a que faire de son fiston, bien plus occupée à nourrir une obsession qu’elle voue au puissant homme d’affaires.
Travaillant comme clown de rue ou pour les enfants dans les hôpitaux, Arthur Fleck est sujet à des fous rires maladifs déclenchés par son état psychiatrique. Son seul rêve: devenir un comique reconnu, comme Murray Franklin (Robert De Niro), animateur vedette d’un show télévisé qu’il adule. Victime d’humiliations récurrentes, traités comme un cas social, Arthur glisse lentement vers la folie jusqu’à se transformer en… Joker.
Un mélange d’empathie et d’effroi
En dehors d’un clin d’œil détourné au "Batman" de Tim Burton, et la mort des parents de Bruce Wayne, Todd Phillips s’éloigne de la mythologie du Joker élaborée depuis sa création, en 1940. Comédie travestie en tragédie, ou tragédie travestie en comédie, son film s’impose comme un drame noir, réaliste, poisseux, presque entièrement tourné de nuit. Le cinéaste prend le temps de développer la nature d’Arthur Fleck qui occupe la quasi-intégralité du récit, seul le dernier quart étant dominé par le Joker.
Agressé par des gamins, tabassé dans le métro, écarté de l’assistance sociale à cause de coupes budgétaires, viré de son boulot, victime d’une moquerie médiatique, Arthur apparaît comme le réceptacle de la méchanceté humaine. Un mythomane qui confond ses fantasmes avec le réel et élabore le Joker comme une réponse cinglante, et violente, à la société qui l’a créé.
Si ce "Joker" impressionne autant, s’il fait preuve d’une telle singularité, c’est que son héros inspire au spectateur un mélange dérangeant d’empathie et d’effroi. La transformation finale, et tardive, d’Arthur Fleck en Joker arrivant presque comme une libération, autant pour Arthur que pour nous.
Joaquin Phoenix en martyr supplicié
Encore fallait-il parvenir à éclipser la performance mémorable de Heath Ledger dans "The Dark Knight". Amaigri à un stade maladif, affublé d’un corps et d’un visage de martyr supplicié, Joaquin Phoenix y parvient sans peine. Toujours à cheval entre le rire et les larmes, l’acteur incarne de manière prodigieuse l’instabilité, la fragilité de son personnage destructeur et autodestructeur. Il offre une humanité tangible à Arthur Fleck, symbole des losers, des pauvres, des laissés-pour-compte, des opprimés qui porte sa croix jusque dans son nom: Fleck, en allemand, ça veut dire tache.
Lorgnant du côté de "La valse des pantins" et de "Taxi Driver" de Martin Scorsese, voire du "Justicier dans la ville", "Joker" n’est pas l’œuvre ultraviolente que certains ont bien voulu décrire. Une poignée de scènes sanglantes éclatent certes avec brutalité au visage du spectateur, mais la violence véritable, la charge subversive du film se ressent dans le portrait frontal et perturbant qu’il dresse de notre époque.
Une société en flammes
S’il nous ramène en 1981, date précise de son action, "Joker" ne joue en rien la carte de la nostalgie vintage. Le contexte du début de l’ère Reagan, et donc de l’ultralibéralisme, n’est pas innocent et si Arthur Fleck prétend ne pas faire de la politique, il devient, de facto, un symbole de la lutte des classes. Un anonymous, un messie sombre, un précurseur des gilets jaunes qui allume la mèche d’une insurrection globale et dont les actes entraînent le soulèvement du peuple contre les élites et les nantis (des pancartes "Kill the Rich" sont même brandies). Elites ici clairement désignées sous les traits de Thomas Wayne, pour la politique et le capitalisme, et Murray Franklin, vedette de la télé et incarnation de la puissance médiatique.
Rejeton dégénéré de Charlot, cousin séditieux de Travis Bickle, version prolétaire de "American Psycho", ce Joker blessé et nihiliste projette le reflet d’une société au bord du gouffre. De la part du cinéaste potache de "Very Bad Trip" et de "Starsky et Hutch", on ne s’attendait guère à une réussite aussi massive, au film le plus offensif et subversif vu depuis le "Fight Club" de David Fincher.
Rafael Wolf/mcm