Il y a des films dont l'ouverture vous happe d'emblée, vous saisit les rétines et pose, par la seule grâce de la mise en scène, les enjeux, la tonalité, le rythme de l'ensemble. "Hors normes" débute caméra à l'épaule, traquant une jeune femme qui court, haletante, sur un boulevard parisien bondé. Derrière elle, un homme la poursuit. Est-elle une voleuse, une criminelle, une fugueuse, une SDF? Rien ne nous indique encore la raison de sa fuite chaotique qui se heurte à quelques badauds bousculés sans ménagement. Lorsque la fugitive est enfin rattrapée, et maîtrisée au sol, la vérité éclate: elle est frappée d'autisme lourd.
En deux minutes à peine, Eric Toledano et Olivier Nakache dessinent le cadre de leur nouveau film où il sera question d'urgence, de danger et de cette chute qui guette à chaque seconde. La tension ne retombera plus jusqu'à la dernière image, quand bien même "Hors normes" a la politesse de ne pas traiter son sujet éminemment sensible sur un ton solennel. L'humour, la légèreté, l'amusement contrastent avec la gravité, la dureté, le drame, comme une profession de foi de la part de deux cinéastes qui ont compris que la vie, la vraie, ne saurait se résumer à la seule grisaille dépressive comme à la bluette béate.
Une histoire vraie
La genèse du film remonte à 1994. A l'époque, Eric Toledano et Olivier Nakache sont moniteurs de colonies de vacances (sujet de leur film "Nos jours heureux") et croisent un certain Stéphane Benhamou, fondateur de l'association "Le Silence des Justes" qui œuvre pour l'insertion des jeunes autistes.
Dans "Hors normes", Stéphane Benhamou, c'est Bruno (Vincent Cassel), dont l'association "La voix des justes" accueille les enfants et adolescents que les services sociaux lui renvoient comme des patates chaudes. Il travaille en parfaite complémentarité avec Malik (Reda Kateb), qui forme des jeunes issus des banlieues afin d'encadrer les autistes. La gestion au quotidien de leur association oblige Bruno et Malik à une vigilance permanente. D'autant plus que deux enquêteurs de l'Inspection Générale des Affaires Sociales investiguent sur la structure d'accueil de Bruno, jugée à la limite de la légalité.
Ramifications multiples
Autour de cette intrigue centrale qui menace tout le travail de fourmi effectué par les deux encadrants, "Hors normes" déploie quantité de personnages et de problématiques singulières qui enrichissent cette chronique sociale aux ramifications complexes.
Il y a l'histoire de Joseph, interprété par un véritable autiste, d'une drôlerie irrésistible, mais tempérée par son instabilité. Incapable de prendre le métro sans tirer sur le frein d'urgence, fasciné par les machines à laver, il trouve, grâce à la ténacité de Bruno, un travail à l'essai qu'il risque chaque jour de perdre. Il y a Valentin, un gamin si violent qu'il porte constamment un casque de boxe pour ne pas se blesser. Il finit par s'ouvrir au contact de Dylan, jeune encadrant nonchalant qui apprend au passage le sens de la responsabilité et de la confiance.
Une affaire de regard
La réussite extraordinaire de "Hors normes " tient toute entière dans sa capacité à inclure les différents points de vue, à ménager une place aux autistes, aux médecins, aux encadrants, aux parents, comme la mère de Joseph (Hélène Vincent), bouleversante lorsqu'elle confesse sa réalité et les difficultés qu'elles a dû surmonter.
Au centre de ce prisme qui diffracte son sujet, il y a bien sûr Bruno et Malik. Sans négliger la composition de Reda Kateb, la sensibilité et la fragilité que Vincent Cassel apporte à son personnage épatent au plus haut point. Quel bonheur de voir le comédien à nu, dans un rôle d'encadrant qui sacrifie tout, en premier lieu sa vie amoureuse, à sa mission sans que le spectateur ait la sensation de voir, à travers Bruno et Malik, des héros. Juste des hommes, rien que des hommes, qui tentent avec les moyens du bord de prendre en charge une situation que la politique, et la société, ne veut plus considérer. Quant aux batailles remportées par les deux encadrants, elles ne paraissent jamais définitives, encore moins grandioses, simplement nécessaires, aussi petites qu'elles puissent sembler, pour retarder la chute, l'effondrement.
Mieux qu'un feel-good movie
Le cinéma est affaire de regard, de distance adéquate entre la caméra et le sujet. Celui que portent Eric Toledano et Olivier Nakache sur leurs personnages se révèle d'une empathie, d'une beauté et d'une émotion ravageuses. Avec cette impression tenace que leur caméra s'aiguise, s'affine à chaque nouveau film, de "Nos jours heureux" au "Sens de la fête", en passant par "Intouchables" et "Samba". "Hors normes" atteint un pic admirable et, s'il touche autant, c'est sans doute parce que, sous ses dehors de feel-good movie pétri de sentiments nobles, il s'impose moins comme un film de victoire qu'un constat poignant où tout reste en sursis.
Rafael Wolf/mcm