15 juillet 2018, finale de la Coupe du monde de football. Un groupe de jeunes des cités s'évade l'espace d'un instant, emprunte le RER, puis le métro, et participe, dans un bar de Paris, à la victoire de l'équipe de France contre la Croatie. La foule est en liesse, exulte, unie derrière un même drapeau et un même hymne. Une France bleu, blanc, rouge; une nation black, blanc, beur, soudée, suspendue dans un idéal de communion éphémère.
"Jusqu'ici tout va bien. Le problème, c'est pas la chute, c'est l’atterrissage". Quelque 25 ans après "La haine", le film emblème des banlieues françaises, "Les Misérables" pourrait reprendre à l'identique la célèbre phrase du brulôt de Mathieu Kassovitz tout en s'écartant singulièrement de son esthétique comme de son propos.
Un drone filme la bavure
Au lieu de s'attacher à trois jeunes des cités dans un noir et blanc ultra-esthétique, le cinéaste Ladj Ly colle aux semelles d'un trio de flics de la Brigade Anti-Criminalité avec une caméra guidée par l'urgence. Il y a Stéphane (Damien Bonnard), le nouveau-venu, débarqué avec toute sa naïveté humaniste dans une zone qui frise l'implosion. Originaire du quartier, Gwada (Djebril Didier Zonga) joue les grands frères alors que tout le monde le perçoit comme un traître. Enfin, Chris (Alex Manenti) cache son impuissance derrière une façade de beauf raciste et cynique.
C'est par le regard du bleu, de Stéphane, que le spectateur découvre le quotidien de la cité des Bosquets, à Montfermeil. Ses tensions permanentes, ses différents caïds, son territoire divisé en zones de pouvoirs séparées les unes des autres. Il faudra le vol d'un lionceau dans un cirque de gitans et un tir de flash-ball en pleine tête du coupable, Issa (Issa Perica), un des jeunes de la cité, pour mettre le feu à la poudrière. D'autant plus qu'un drone piloté par un gamin a tout filmé de la bavure commise par Chris, Gwada et Stéphane. Un cinéaste amateur qui pourrait bien incarner l'alter-ego du réalisateur Ladj Ly.
Un constat plus qu'un pamphlet
Membre du collectif Kourtrajmé, cofondé par Romain Gavras et Kim Chapiron, auteur de documentaires et web-documentaires, dont "365 jours à Clichy-Montfermeil" tourné pendant les émeutes de 2005, réalisateur d'un court-métrage acclamé qui a servi de base aux "Misérables", Ladj Ly a lui-même capté, en octobre 2008, l'interpellation brutale d'un jeune des Bosquets par les forces policières, puis posté la vidéo sur Internet. Le cinéaste sait de quoi il parle. Il sait aussi ce qu'il filme et le fait de manière prodigieuse.
Chronique immersive jusqu'au suffoquement, appuyée par un montage nerveux et une mise en scène d'une ampleur romanesque inouïe, "Les Misérables" brise plusieurs clichés liés aux films de banlieue, refusant l'usage un peu trop évident du rap, minimisant la présence commode de drogue ou d'armes à feu, et, surtout, évitant de stigmatiser un camp, une communauté ou des personnages. Pas de méchants flics contre de gentilles victimes des cités ici. Le geste de Ladj Ly relève moins du pamphlet que du constat.
Mes amis, il n’y a pas de mauvais hommes ou de mauvaises herbes, il y a juste de mauvais cultivateurs.
En choisissant de clore son histoire sur cette phrase de Victor Hugo, extraite des "Misérables", Ladj Ly saisit parfaitement le trait d'union entre son film et le classique littéraire. Ladj Ly, enfant de Montfermeil, là où Hugo aurait rédigé une partie de son roman, là où les Thénardier tenaient leur auberge, là où grandira Cosette.
On pourra toujours deviner dans le film des figures contemporaines de Javert ou de Jean Valjean. Mais celui qui se distingue par dessus tout, c'est Issa, ce Gavroche des temps modernes, qui, au lieu de tomber sur les barricades de l'insurrection républicaine de juin 1832, choisit de lever le poing contre son oppresseur.
Une splendide cartographie
La réussite époustouflante des "Misérables" tient principalement à deux éléments singuliers. Tout d'abord, un magistral sens topographique qui insuffle au film une dimension urbaine d'une authenticité absolue. La première moitié du récit prend le temps de cartographier la cité des Bosquets, partagée en différentes zones, chacune dirigées par des autorités autonomes. Entre "le maire" qui organise les trafics multiples tout en jouant les éducateurs toxiques, les frères musulmans qui attirent les jeunes dans les mosquées en échange de collations, ou le patron islamique, à la sagesse toute rigoriste, d'un kebab-refuge, la police ne pèse pas très lourd. Le territoire des pouvoirs s'expose ainsi jusqu'à composer une fresque dense et passionnante sur les règles et les hiérarchies d’une cité.
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La révolte des enfants
L'autre élément qui porte "Les Misérables" vers des hauteurs inattendues concerne sa description des enfants et des adolescents. Issa, la jeune victime de la bavure policière, devient, lors de la seconde moitié du film, la figure centrale, le pivot essentiel de ce que Ladj Ly révèle. La révolte qu'il initie, l'insurrection qu'il déclenche contre toutes les formes d'autorités incarnées par les adultes, aboutit à un final estomaquant proche du pur film de guerre. Une horde de gamins acculent la police dans les cages d'escalier d'un immeuble transformé en champ de bataille. Jusqu'à l'image finale, sidérante, d'Issa, un cocktail Molotov à la main, figé dans son indécision.
Lorsque l'on sait qu'Issa est le nom que porte Jésus dans le Coran, on ne peut que mieux saisir la dimension prophétique, sinon apocalyptique, de cette conclusion qui laisse sans voix. Une image qui restera comme la plus forte, la plus radicale et la plus bouleversante que le cinéma nous ait montré cette année.
Rafael Wolf/mcm