En Afrique, un Ivoirien circule en vélomoteur avec une chèvre sur ses épaules. Générique. Les images suivantes se déroulent en hiver dans les montagnes désertiques de la Lozère. Quel est le lien entre ces deux scènes? Elles ont à voir avec la disparition d'une femme, dont la voiture a été retrouvée au bord du chemin balayé par le vent et la neige. Que lui est-il arrivé? Qui est cette femme? Qui l'a tuée? Pourquoi et comment?
Le paysage comme un huis clos
"Seules les bêtes", adapté du roman de Colin Niel, est un polar à l'image de cette ouverture, à la fois torride et glaçant. Nous ne sommes pas loin de l'effroi que procurent certains contes pour enfants où un grincement de porte nous tétanise et où le chant du vent et le silence de la neige se révèlent plus menaçants qu'un grand méchant loup ou qu'un psychopathe de cinéma. Le causse de Méjean, où a été tourné le film, offre un paysage proche de la forteresse, on sait comment y entrer mais pas forcément comment en sortir.
Construit comme un puzzle, dont chaque pièce est constituée du point de vue d'un personnage, le film révèle ses secrets au fur et à mesure, parfois en nous lançant sur de fausses pistes. Une mécanique de précision à la hauteur de nos attentes. La résolution de l'énigme, bien que décontenançante, reste parfaitement logique.
L'illusion, une forme de survie
Cette construction sophistiquée - déjà présente dans le livre - permet de maintenir le suspense tout en laissant les personnages se déployer dans leurs désirs, leurs zones d'ombres, leurs passions et surtout leur profonde solitude qu'ils monnayent contre de l'argent, du sexe, de l'attention ou l'illusion de l'amour. "L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas." dit un protagoniste. Cette phrase éclaire les derniers plans, magnifiques.
Autre mérite du film, les comédiens, loin d'être écrasés par un scénario millimétré, offrent de belles prestations, notamment Denis Ménochet en ogre amoureux, Laure Calamy en bergère éconduite, Damien Bonnard en paysan taiseux et Nadia Tereskiewicz en serveuse incendiée par la passion.
Comme un jeu de bonneteau
Mais le film de Dominik Moll ("Harry, l'ami qui vous veut du bien") va plus loin qu'un fait divers bien raconté. Il explore le lien nord/sud de manière inédite et amusante, évoque la dureté des rapports de classe à travers l'expression des sentiments et en dit plus sur la condition des paysans de montagne que tous les reportages sur le sujet. Il défend aussi une idée qui va à l'encontre de notre éthique de la vérité, en suggérant qu'un leurre consenti vaut mieux qu'une réalité sans grâce.
On se dit alors que ce qui devait être un jeu de pistes était en fait un bonneteau, un formidable jeu de dupes où l'arnaqué, loin de se plaindre, en redemande.
Marie-Claude Martin