A chaque année, son outsider. Dans l’habituelle course aux Oscars, il y a les favoris et ceux qui maintiennent un minimum le suspense. Adapté du "Ciel en cage", roman de Christine Leunens publié en 2004, "Jojo Rabbit" du réalisateur néo-zélandais Taika Waititi occupe fièrement une place de prétendant inattendu aux prix annuels du cinéma américain; place à laquelle sa relative modestie et l’originalité de son concept le prédestinaient.
L’histoire, donc. Nous sommes en 1943, dans une petite ville allemande. Jojo (Roman Griffith Davis) a 10 ans. Solitaire, il adhère à un camp d’entraînement des Jeunesses hitlériennes, rêve de partir au front pour tuer des Juifs, mais devient vite le souffre-douleur de ses camarades qui l’affublent d’un surnom, "Rabbit", censé désigner son absence de courage. Heureusement, il se console avec son ami imaginaire: Adolf Hitler, du moins une version grotesque interprétée à l’écran par Taika Waititi lui-même, déjà auteur de "What we do in the shadows" et "Thor: Ragnarok".
Un accident de grenade lors de son camp d’entraînement contraint toutefois Jojo à un repos forcé. Il découvre alors que Rosie Betzler (formidable Scarlett Johansson), sa mère, cache dans leur maison une juive, Elsa Korr (Thomasin McKenzie). Façonné par l’idéologie nazie, Jojo voit ses certitudes vaciller face à cette jeune femme qui ne ressemble en rien à ce qu’il projetait.
Un jeu d’enfant monstrueux
"Jojo Rabbit" appartient à ces films dont le traitement singulier force l’adhésion ou le rejet le plus viscéral et l’on pourra difficilement encourager les personnes réfractaires à l’idée de rire d’un sujet aussi funeste à aller voir la chose. Nul besoin pour défendre la vision de Taika Waititi d’invoquer par ailleurs d’autres comédies sur la question, du "Dictateur" de Chaplin aux "Producteurs" de Mel Brooks, en passant par "La vie est belle" de Roberto Begnini ou encore "To be or not to be" d’Ernst Lubitsch.
D’autant plus que le défaut principal de "Jojo Rabbit" vient justement de sa partie satirique, bien trop timorée et répétitive. L’entraînement dans le camp des Jeunesses hitlériennes, dirigé par le désabusé capitaine Klenzendorf (Sam Rockwell) et une Fräulein Rahm (Rebel Wilson) qui fait preuve d’un antisémitisme aussi extrême qu’idiot, tout comme la description de l’absurdité nazie, tournent rapidement à vide.
La promesse d’une affiche très marquée "comédie" prépare mal le spectateur à un film plus retors qui réoriente heureusement son récit vers une direction plus tragique. Le réel craquelle peu à peu la pure fable et dévoile les conséquences monstrueuses de ce qui n’apparaissait que comme un jeu d’enfant, notamment lorsque pendent les corps de résistants anti-Hitler.
S’éloignant de la simple satire sur le fanatisme, l’endoctrinement et le rejet de l’autre, "Jojo Rabbit" peut dès lors se concentrer sur une seconde partie plus poignante, dominée par la relation passionnante entre Jojo et sa mère ainsi que par le lent apprivoisement du nazi en culottes courtes par la juive dissimulée chez lui.
Deux femmes pour changer un regard
Que ce soit par la découverte d’une altérité qui échappe aux clichés idéologiques ou la douceur d’une mère qui tente de sortir son garçon de la haine pour l’accompagner vers l’espoir et l’amour de la vie, le féminin imprégne "Jojo Rabbit" d’une beauté inattendue qui s’oppose de toute sa force à la virilité toxique prônée par les nazis.
Il était sans doute nécessaire de rajeunir le héros du roman, âgé de 17 ans, pour rendre émouvante et crédible cette figure enfantine endoctrinée. Un garçon dont le regard aveuglé par la propagande la plus rance va pouvoir enfin s’éclore et mûrir.
La fable se teinte alors de mélancolie et "Jojo Rabbit" atteint son cœur émotionnel qui permet à Taika Waititi, né d’un père maori et d’une mère juive ashkénaze, de rendre hommage à celle qui lui a fait découvrir le livre dont est adapté son film.
Rythmé par une bande originale anachronique, passant d’une reprise en allemand de "Heroes" de David Bowie à Tom Waits, Roy Orbison ou les Beatles, "Jojo Rabbit" évoque au fond la question du mensonge: mensonge du nazisme qui a entraîné un pays entier dans sa chute; mensonge d’une mère pour protéger son fils; mensonge de Jojo pour ne pas laisser partir la jeune juive et se retrouver seul.
Un beau film qui ne prétend pas à la grandeur et s’achève sur un poème de Rilke qui s’applique tout à fait à sa démarche en demi-teinte: "Laisse tout venir à toi, la beauté comme la terreur. Continue: aucun sentiment n’est définitif".
Rafael Wolf/aq