Claire Denis, cinéaste du désir

Grand Format

AFP - Anne-Christine POUJOULAT

Introduction

Avec ses 30 longs métrages et six documentaires, Claire Denis est une figure marquante du cinéma contemporain. Le festival Visions du Réel, du 17 avril au 2 mai, rend hommage à celle qui a touché à tous les genres, de la SF au film d'horreur, de la comédie sentimentale au récit autobiographique. La cinéaste donnera également une master classe en ligne.

Chapitre 1
Cinéaste sans tabou

En février dernier, Claire Denis remettait aux côtés de l'actrice et réalisatrice Emmanuelle Bercot le César du meilleur réalisateur à Roman Polanski, en son absence. Un geste qui a été mal interprété.

Le lendemain, Claire Denis s'en expliquait: "Si on ne voulait pas dire ce nom, alors il ne fallait pas venir! Citer Roman Polanski ne m'a pas écorché la bouche. Quand Emmanuelle a donné le résultat, je l'ai regardée et on s'est dit, "voilà c'est arrivé". Emmanuelle et moi devions rendre compte d'un vote, pas d'un verdict".

Claire Denis et Emmanuelle Bercot annoncent le César du meilleur réalisateur à Polanski. [AFP - Bertrand Guay]
Claire Denis et Emmanuelle Bercot annoncent le César du meilleur réalisateur à Polanski. [AFP - Bertrand Guay]

Cette déclaration vaut aussi pour les personnages de ses films qu'elle ne juge jamais. En 1991, elle avait déjà dû répondre de son "immoralité" avec "J'ai pas sommeil" (1994) inspiré de l'affaire Guy Paulin, tueur de vieilles dames dans le 18e arrondissement de Paris, parce qu'elle ne le condamnait pas. Pourquoi d'ailleurs? Thierry Paulin l'était déjà: arrêté en décembre 1987, il meurt du sida en 1989, avant d'être jugé.

Ce qu'on appelle tabou n'existe que parce que le pire est inhérent à la nature humaine.

Claire Denis, cinéaste.

Ce qui intéressait la cinéaste, c'était de raconter l'effervescence d'un quartier où les populations se mélangent, la dignité des victimes, l'énigme d'un tueur en série, les rapports de domination qui peuvent s'inverser - un de ses thèmes récurrents. Le fait divers n'était qu'un prétexte pour orchestrer autour du "monstre" un ballet de personnages et de destins.

Même incompréhension avec "Les Salauds", cauchemar de sang et de sexe, et avec "Trouble Every Day", où la passion finit en dévoration cannibale. Il n'y a pourtant jamais chez Claire Denis une volonté de choquer. Ce qui capte son attention, c'est l'angle mort, là où personne ne va regarder, c'est aussi comprendre ce qu'il y a d'humain dans la monstruosité.

Ce qui brouille le message, c'est qu'elle y met de la grâce.

Chapitre 2
A l'origine l'Afrique

Photo12 via AFP - NATHALIE ENO

Cinéaste majeure, reconnue internationalement par ses pairs, Claire Denis n'appartient pourtant pas complètement à la grande famille du cinéma. "J'ai l'impression que j'y suis entrée comme par effraction", aime-t-elle répéter.

Claire Denis vient d'ailleurs. Et c'est ailleurs, c'est l'Afrique où elle a passé son enfance, son père étant administrateur civil des colonies françaises - mais défenseur de l'indépendance.

De retour en France, à l'âge de 12 ans, pour soigner une poliomyélite, Claire Denis se sent étrangère.

Après une licence en sciences économiques, elle retourne en Afrique et travaille quelques années à TéléNiger, une maison qui produit alors des films didactiques pour les écoles. De là sans doute son goût pour le documentaire; elle en tournera six. Visions du Réel lui rend d'ailleurs hommage à travers une rétrospective sélective tandis que la réalisatrice y donnera un master classe en ligne.

"Chocolat" (1988), premier long métrage de fiction de Claire Denis. [COLLECTION CHRISTOPHEL - Caroline Productions / Nathalie Eno]
"Chocolat" (1988), premier long métrage de fiction de Claire Denis. [COLLECTION CHRISTOPHEL - Caroline Productions / Nathalie Eno]

Son rapport à la France change quand elle rentre à l'IDHEC. Elle trouve en Louis Daquin, réalisateur communiste qui dirige alors l'école de cinéma, un soutien bienveillant. Grâce à lui, elle peut gagner sa vie en faisant du cinéma, d'abord comme stagiaire puis comme assistante, notamment de Costa-Gavras, Robert Enrico, Jarmush ou Wenders.

Elle réalise en 1988, "Chocolat", son premier film inspiré de ses souvenirs d'enfance. S'y révèlent déjà son extrême sensibilité aux désirs et aux passions amoureuses, souvent contrariées, et son regard doux et attentif sur les corps, en particulier sur les corps d'hommes noirs, si peu montrés dans le cinéma français.

Comme l'auteur Bernard-Marie Koltès, elle est la première à offrir à des comédiens africains ou antillais des rôles de premiers plans, loin des stéréotypes.

L'Afrique va infuser tout son cinéma. Dans son film suivant, "S'en fout la mort", elle interroge le rapport de l'homme noir à l'homme blanc, en s'inspirant de l'essai de Frantz Fanon, "Peau Noires, masques blancs".

L'Afrique post-coloniale sera encore très présente dans "35 Rhums", portrait intimiste, dans la communauté antillaise de la banlieue parisienne, des relations entre un père veuf et sa fille, ainsi que dans "White Material" (2010) avec Isabelle Huppert, l'histoire d'une femme qui persiste à conserver sa plantation de café en pleine guerre civile.

Chapitre 3
Décors et des corps

Collection ChristopheL via AFP - Canal Plus / Nathalie Eno

On l'a beaucoup dit, et à juste titre, Claire Denis est la cinéaste de l'altérité et des corps. C'est le cas de "Beau travail", dont l'action se situe dans la base militaire française de Djibouti. Dans cette histoire de jalousie meurtrière, elle filme les soldats comme des danseurs, et dans des activités qui, à priori, ne relèvent pas d'une logique guerrière: recoudre des boutons, laver la lessive, faire son lit.

A ces légionnaires un peu désoeuvrés, elle offre une sensualité inouïe, mélange subtil de naïveté et de fierté. De fierté surtout. Dans ses films, on ne trouvera jamais de personnages veules. Ils peuvent être malheureux, torturés, cruels, très souvent en transit et en situation précaire, mais jamais indignes.

Pour cela, elle fait confiance à ses acteurs fétiches: Grégoire Colin, Béatrice Dalle, Michel Subor, Juliette Binoche, Max Gallo, Isaac de Bankolé, Alex Descas et Robert Pattinson. Fidèle, elle l'est aussi à sa cheffe opératrice, la géniale Agnès Godard, avec laquelle elle a tourné tous ses films.

"Beau travail", de Claire Denis. [DR]
"Beau travail", de Claire Denis. [DR]

Ce rapport émerveillé au corps de l'autre, qu'elle dévore du regard, Claire Denis l'exprime dans tous ses films, quels que soient leurs genres. Dans "Trouble Every Day", film d'amour et d'horreur, ils deviennent abstraits à force de s'en approcher, tout comme dans "Vendredi soir", avec Valérie Lemercier et Vincent Lindon, l'histoire d'une liaison d'une nuit, un soir de grève. Claire Denis ne raconte pas une histoire - le film pourrait être muet - elle transmet des sensations. Un pur film de désir: le fameux "boy met girl" dont rêvent tous cinéastes.

D'où lui vient cette approche sensorielle? En Afrique, Claire Denis n'avait pas accès au cinéma, sinon par sa mère qui lui racontait son plaisir, le mercredi, de voir à Paris quatre films de suite. "Ma mère n'était pas une cinéphile mais elle me racontait ce qu'elle ressentait en les voyant. Quand plus tard, à Paris, je suis allée au cinéma, c'est d'abord pour connaître cette chose extraordinaire dont elle parlait, cette émotion comparable à une première fois en amour", confiait-elle lors d'une master classe à la Cinémathèque de Paris.

Un film toutefois la marque plus qu'un autre: "Soudain l'été dernier" de Mankiewicz, d'après Tennessee Williams, et le maillot de bain blanc d'Elisabeth Taylor qu'elle a toujours gravé dans la rétine.

J'ai été confrontée à la force de la sensualité et aussi à son mystère, quelque chose n'était pas dit et pourtant totalement exposé.

Claire Denis, réalisatrice.

Ce qu'elle décrit du film est à l'oeuvre dans son cinéma: les images n'illustrent jamais un récit, elles sont le récit, sa matière première: les visages tiennent lieu de dialogues, les corps d'actions et les lieux, les grandes villes comme Paris ou Marseille, ou les éléments de nature, sont comme des dialogues intérieurs.

Chapitre 4
L'écriture quand même

Frenetic Films

Duras lui disait "n'oublie pas que nous sommes toutes deux des filles de la Colonie".

Même si son cinéma parle peu, Claire Denis est une grande lectrice et s'est souvent attaché les services d'auteurs, et surtout d'autrices. "Un scénario précis, comme un plan de travail détaillé, permet de tourner dans les délais et de respecter les budgets, moi qui suis lente et peureuse".

Il y a d'abord son fidèle scénariste Jean-Pol Fargeau avec lequel elle a coécrit une grande partie de ses films. Il y a aussi Emmanuelle Bernheim qui lui donne le manuscrit de "Vendredi soir", puis Marie NDiaye ("Trois femmes puissantes") qui écrit avec elle "White Material" et enfin Christine Angot et ses fragments d'un discours amoureux qu'elle met en scène sous le titre "Un beau soleil intérieur", une comédie sur la déception amoureuse, avec Juliette Binoche, Xavier Beauvois et Gérard Depardieu.

C'est son film le plus volubile et le plus optimiste, celui aussi qui la remet en selle après l'échec des "Salauds" qui a failli stopper sa carrière.

Chapitre 5
Cinéaste musicale

Collection ChristopheL via AFP - Alcatraz Films / Andrew Lauren P

Que serait son cinéma sans la musique? En 1989, Claire Denis réalise "Man no Run", un documentaire sur le groupe camerounais Les Têtes brûlées puis en 1995 "Vers Mathilde" consacré à la chorégraphe Mathilde Monnier.

Musique et danse irriguent son cinéma et renforcent le côté sensoriel, atmosphérique, sensuel de ses films. Certaines séquences sont même devenues cultes, notamment la danse improvisée, en une seule prise, de Denis Lavant sur une chanson de Corona dans "Beau travail". Claire Denis fait du comédien-gargouille une sorte de Fred Astaire sous acide.

Moins chorégraphique mais terriblement juvénile, la danse solo de Grégoire Colin dans "Nénette et Boni". Et c'est bien dans une scène où il chante travesti et en play-back toute la mélancolie dune chanson de Jean-Louis Murat que le tueur de vieilles dames trouve une forme de rédemption dans "J'ai pas sommeil".

Pas bégueule, Claire Denis fait appel à tous les genres: électro, reggae, pop française, jazz, chanson américaine, raï, opéra contemporain. Mais c'est au groupe britannique Tindersticks que la réalisatrice demandera de signer, dès 1995, les bandes originales de ses films. Leur collaboration est si étroite et fructueuse que le groupe fera même une tournée de concerts rien qu'avec les BO de la cinéaste.

Depuis 2004, c'est le chanteur du groupe, Stuart Staples, qui compose toutes ses musiques, jusqu'à la dernière, celle de "High Life", un film de science-fiction intimiste, grosse farce pour les uns, trip sonore et visuel totalement envoûtant pour les autres.