"Bullitt" ou la plus belle course-poursuite en voiture du cinéma

Grand Format

Collection Cinema / Photo12 via AFP

Introduction

Sorti en 1968 et réalisé par Peter Yates, "Bullitt" est un film qui fait date dans l'histoire du film noir. Non seulement pour une fameuse séquence de poursuite en voiture dans les rues de San Francisco, mais aussi pour le portrait singulier d'un flic intègre, joué par Steve McQueen, qui s'interroge sur son métier, gagné par la corruption.

Chapitre 1
Un film policier d'un nouveau genre

Warner Bros. - Solar / Collection ChristopheL via AFP

Adapté d'un roman de série noire, "Bullitt", sorti en 1968 et réalisé par Peter Yates, marque une rupture dans le genre du film noir et ouvre la voie au renouveau du film policier, dans cette période du Nouvel Hollywood où tout se réinvente.

La violence et l'aspect documentaire peuvent conquérir l'écran et un cinéaste anglais peut faire ses preuves en Amérique, portant un regard très Nouvelle Vague sur le film policier.

La musique de Lalo Schifrin, le tournage en extérieurs, les cascades, la poursuite de 10 minutes ponctuée seulement par le bruit des moteurs, la figure solitaire du policier joué par Steve McQueen, l'aspect social, sont autant d'éléments qui font de "Bullitt" un film culte.

A sa sortie, il emporte un succès critique, commercial, et gagne l'Oscar du meilleur montage en 1969.

Chapitre 2
Un film centré sur le lieutenant de police Bullitt

Collection ChristopheL via AFP

Afin d'améliorer sa réputation, un politicien ambitieux, Walter Chalmers, fait convoquer un témoin clé à San Francisco. Il espère faire tomber le mafioso de Chicago, Peter Ross, à l'aide de Johnny Ross, propre frère du mafieux. Celui-ci a accepté de témoigner devant une sous-commission sénatoriale qui enquête sur les puissances criminelles.

Le film se déroule pendant le week-end précédant l'audience, du vendredi au dimanche soir. Un flic intègre, Frank Bullitt, est mandaté par Walter Chalmers pour veiller à la sécurité du témoin. En dépit d'une forte protection policière, celui-ci est abattu. Grièvement blessé, il est conduit à l'hôpital.

Bullitt, responsable de sa protection, se voit accusé par l'homme politique de n'avoir pas été assez consciencieux. Le blessé meurt et Bullitt enlève son cadavre en secret afin de pouvoir s'emparer des meurtriers, qui, pense-t-il, projettent un second attentat contre leur victime.

On propose à Bullitt quelques marchandages: s'il accepte de fermer les yeux sur certaines réalités, il pourra compter sur de bonnes qualifications utiles à son avancement. Mais le jeune officier ne veut rien entendre. Il mène donc l'enquête à sa manière, sans se préoccuper des pressions dont il est l'objet ni des conseils que lui donnent à demi-mot les représentants de l'autorité.

La suite du film, on ne la raconte pas, évidemment. Un film policier, ça se découvre entre suspens et rebondissements.

Steve McQueen (au premier plan) et Robert Vaughn dans "Bullitt". [Photo12.com - Collection Cinema / Photo12 via AFP]
Steve McQueen (au premier plan) et Robert Vaughn dans "Bullitt". [Photo12.com - Collection Cinema / Photo12 via AFP]

"Bullitt" est adapté de "Mute Witness", un roman de Robert L. Pike sorti en 1963 et traduit en français sous le titre un "Silence de mort". Mais pour les besoins du film, le policier Clancy se transforme en Bullitt et New York en San Francisco.

C'est Steve McQueen qui est derrière l'adaptation du roman au cinéma. Lui qui a mandaté Harry Kleiner et Alan Trustman pour écrire le scénario. Lui encore, en tant que producteur et acteur principal, qui va trouver les fonds, un distributeur et un réalisateur.

Et comme son titre le laisse à penser, "Bullitt" est centré tout entier sur le lieutenant Frank Bullitt, le personnage principal qu'il interprète. Le scénario, épuré, se concentre non seulement sur sa psychologie, mais aussi sur l'action en cours, en choisissant de ne pas élargir trop le champ des possibles.

Chapitre 3
Steve McQueen, un acteur charismatique

Collection ChristopheL via AFP - COLUMBIA PICTURES

En dehors de son statut d'icône de la mode et de l'élégance, Steve McQueen a laissé une empreinte durable dans le cinéma. Il n'est pas qu'un acteur jovial. Sous la coolitude incarnée, Steve McQueen cache une volonté de fer et un esprit revanchard certainement venu de son enfance.

Enfant unique n'ayant pas connu son père, il est abandonné par sa mère dans la ferme de son oncle dans le Missouri. Il a 12 ans quand sa mère revient le chercher et s'installe avec le jeune garçon à Los Angeles.

Enfant turbulent, adolescent incontrôlable, Steve McQueen est un vrai voyou qui quitte l'école tôt, s'engage dans la marine marchande. En 1947, à 17 ans, le voilà pilote de tank et mécanicien dans la 2e division des Marines. En 1950, il a fini son service et s'installe à New York, où y vit comme docker.

Puis, il intègre l'Actors Studio et fait ses débuts à Broadway. Il est bon et a du charisme. En 1956, il est repéré par un producteur de télévision. Sa carrière d'acteur démarre dans "Au nom de la loi" où il joue un chasseur de prime.

Robert Wise lui offre de la figuration dans "Marqué par la haine". Et tout s'enchaîne: "La Proie des vautours", "Les Sept Mercenaires", "La Grande Evasion", "Le Kid de Cincinnati", "L'Affaire Thomas Crown", "La Canonnière du Yang-Tsé" pour lequel il obtient une nomination pour l'Oscar du meilleur acteur en 1967.

C'est cette année 1967 qu'il devient producteur et s'intéresse à "Bullitt". Ce film marque une date dans la carrière de Steve McQueen. Abandonnant les personnages de kids à forte tête, il aborde enfin des rôles d'action plus matures et plus complexes. Il le dit: "Je viens seulement d'apprendre à faire du cinéma."

Steve McQueen, dans Bullitt, de Peter Yates, en 1968.WARNER BROS/Collection ChristopheLAFPRacheté le 21.04.2020 [AFP - WARNER BROS/Collection ChristopheL]
Steve McQueen, dans Bullitt, de Peter Yates, en 1968. [AFP - WARNER BROS/Collection ChristopheL]

Pour son personnage de flic intègre et solitaire, Steve McQueen s'inspire de la personnalité de l'inspecteur Dave Toschi, chargé de l'affaire du Zodiac à San Francisco. L'acteur demande à avoir le même costume, holster et arme à feu, un revolver Cobra 38.

Par la suite, on le verra dans des films dans lesquels il essaie de lier son amour pour la vitesse automobile et le cinéma. Voiture, moto, l'acteur américain dispute aussi de nombreuses courses dans le désert. Il veut même participer aux 24h du Mans. Il est alors l'acteur le mieux payé du moment. Grand séducteur, il multiplie les aventures et les mariages comme les divorces.

Mais les années 1970 le rattrapent. Il fume beaucoup, tabac, cannabis, prend des drogues diverses. On le dit toxicomane. Il boit également beaucoup. La drogue le rend paranoïaque. En 1978, on lui diagnostique un cancer des poumons qui se généralise.

Steve McQueen meurt pendant son sommeil au Mexique le 7 novembre 1980. Il avait 50 ans.

Chapitre 4
La grande époque du film noir

Solar Productions / Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

"Bullitt" est un film noir. C'est un genre qui apparaît dans la lignée des films de gangsters américains des années 1930. Stylistiquement, le genre est très vite marqué par une esthétique spécifique, issue des courants européens. Il doit beaucoup à l'expressionnisme allemand et aux réalisateurs émigrés fuyants la montée du nazisme, comme Fritz Lang.

L'expressionnisme apporte un éclairage dramatique et le centrage sur la psychologie du personnage principal. Autre influence européenne sur ces histoires de gangster, le néoréalisme italien, faisant sortir les réalisateurs qui filment des extérieurs urbains plutôt que des décors de studio.

Les angoisses de l'époque s'y retrouvent. Nazisme, Seconde Guerre mondiale, bombardement atomique, crise de l'après-guerre, maccarthysme.

Et pour l'anecdote, dans les années 1950, c'est le genre dans lequel se réfugient clandestinement, sous pseudonyme ou sans être crédités, tous les exclus d'Hollywood.

Le genre se cristallise dans les années 1940 et 1950. "Assurance sur la mort" en 1944 est souvent considéré comme l'archétype du film noir. Le genre codifie également ses personnages. Le film noir est pessimiste par essence mettant en scène des héros aux prises avec des situations qui ne sont pas de leurs faits, acculés dans des situations extrêmes. Jalousie et fatalisme sont les traits principaux des personnages tous comme des ressorts de l'action.

L'affiche du film "Assurance sur la mort" ("Double Indemnity") de Billy Wilder, souvent considéré comme l'archétype du film noir.
L'affiche du film "Assurance sur la mort" ("Double Indemnity") de Billy Wilder, souvent considéré comme l'archétype du film noir.

Ce sont des flics, des privés, des détectives au nom de Spade ou de Marlowe, solitaires, qui portent néanmoins en eux des valeurs morales. Fidélité à l'amitié, stoïcisme, goût du travail bien fait, sens de la tâche à accomplir malgré les coups, malgré les embûches.

Les personnages principaux sont des êtres complexes et ambigus, dont le passé est souvent peu reluisant.

Les années 1960, dans tous les genres, vont apporter un souffle nouveau. Sur le film noir, l’apport est à nouveau européen. "Bullitt", tout comme "Le Point de non-retour" de John Boorman, sorti quelques mois auparavant, revivifie et redynamise un genre enlisé dans la convention et la redite.

Peut-être parce que Peter Yates et John Boorman sont Anglais tous les deux, tous les deux au début de leur carrière de réalisateur. "Bullitt" est un chapitre de l'odyssée de la mauvaise conscience américaine. C'est un miroir de l'Amérique.

On y retrouve tout ce qui fait la grande époque du film noir où le suspense n'est pas gratuit, mais il permet d'éclairer sous un jour singulier une réalité sociale.

Alors que les rebelles du film noir n'étaient souvent que des rebelles sans cause qui avaient choisi de courir l'aventure dans le no man's land qui sépare le crime de la justice, "Bullitt", met en scène un professionnel. Le lieutenant n'est ni un aventurier ni un justicier, seulement un flic consciencieux qui constate avec tristesse qu'on est train de gâcher le métier.

Chapitre 5
Peter Yates, un jeune réalisateur anglais

Collection ChristopheL via AFP

C'est Steve McQueen qui engage Peter Yates à la réalisation. Il lui devra beaucoup. Mais c'est réciproque puisque McQueen lance la carrière du réalisateur anglais dont ce sera le premier film américain.

McQueen a vu le film précédent de Peter Yates, "Trois Milliards d'un coup", une version modernisée du tout premier western américain, "The Great Train Robbery", datant de 1902.

Auparavant, il a dirigé quelques épisodes du "Saint" avec Roger Moore, puis est passé de la télévision au cinéma pour une comédie musicale, "Vacances d'été", et a signé un film indépendant "One Way Pendulum".

C'est donc un tout jeune réalisateur qui demande le final cut, c'est-à-dire d'être pleinement responsable du film et de son montage final. Steve McQueen accepte.

Peter Yates est le type même du réalisateur commercial éclectique et c'est un technicien intelligent. Un homme tout terrain, formé à l'école des comédiens, des régisseurs de théâtre, des assistants-réalisateurs et des réalisateurs télé.

Une planche contact du film "Bullitt" de Peter Yates, sorti en 1968. [Collection ChristopheL via AFP]
Une planche contact du film "Bullitt" de Peter Yates, sorti en 1968. [Collection ChristopheL via AFP]

Le tournage du film se passe en décors naturels à San Francisco et dans ses environs. La ville joue un rôle capital, presque central dans le film. Elle est littéralement un personnage.

Peter Yates, surnommé le chorégraphe de l'action, se révèle fidèle à sa réputation. Il tire un magnifique parti de la ville jouant du téléobjectif pour en capter la vibration comme lorsqu'il exploite à des fins d'imagerie poétique les pistes nocturnes d'un immense aéroport illuminé.

Cette beauté visuelle mise au service d'un récit mené à vive allure confère à l'oeuvre son charme intimiste brusquement brisé par des passages d'actions spectaculaires.

Yates utilise en contrepoint un certain nombre de scènes courtes et intimistes qui nous montre Bullitt dans sa vie privée.

Une partie des prises de vues sont aussi réalisées à la polyclinique de San Francisco dans un souci de réalisme. Entre les séances de tournage, Steve McQueen est assailli par les chasseurs d'autographes. Pour le voir, les infirmières sortent en hâte des salles d'opération, le personnel des cuisines délaisse ses casseroles et les employés de bureau abandonnent leurs machines à écrire.

Dans les rôles secondaires, on trouve Robert Vaughn et Jacqueline Bisset. Robert Vaughn personnifie Chalmers, politicien ambitieux. Un rôle très différent de toutes ses précédentes créations et interprétations. Ce rôle de politicien donnera une tout autre stature à celui qui était surtout connu comme vedette d'un feuilleton télé.

Quant à Jacqueline Bisset, elle joue la femme de Steve McQueen à l'écran. C'est une jeune actrice anglaise de 23 ans. Passée par Hollywood, elle débute au cinéma comme figurante ornementale, apparaissant chez Roman Polanski et Stanley Donen, puis devient la partenaire de Frank Sinatra avant d'être engagée par Steve McQueen.

Steeve MacQueen et Jacqueline Bisset sur le tournage du film "Bullitt". [Collection ChristopheL via AFP]
Steeve MacQueen et Jacqueline Bisset sur le tournage du film "Bullitt". [Collection ChristopheL via AFP]

Chapitre 6
La fameuse course-poursuite en voiture

Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

Si "Bullitt" est célèbre encore aujourd'hui, c'est parce qu'au cœur du film se trouve une séquence d'anthologie qui a marqué l'histoire du 7e art.

C'est une scène de poursuite entre deux voitures dans San Francisco et ses alentours. Elle est d'un réalisme saisissant, jonglant avec les prises de vues et les sons. La scène totale dure 10 minutes et 53 secondes. Elle nécessitera trois semaines de tournage. Les paysages de San Francisco défilent en arrière-plan d'une façon hallucinante. Au loin dans la baie, on reconnaît l'île d'Alcatraz, et divers monuments célèbres. La scène se termine en dehors de la ville.

Le maire de San Francisco a tout autorisé et a mis à disposition de l'équipe trois policiers pour barrer les routes assurer la sécurité des lieux traversés. Pour le remercier, McQueen forcera la Warner à donner à la ville l'argent nécessaire à la construction d'une piscine.

Amoureux tous les deux des sports automobiles, Peter Yates et Steve McQueen s'amusent. Le réalisateur mêle de façon très habile, à la manière quasiment d'un documentaire, les scènes de cascades et les inserts détaillant les actes de conduite tout en tirant le meilleur parti du décor.

Il parvient à intégrer le spectateur en lui faisant adopter le point de vue du pilote, à la manière d'une vue subjective d'un jeu vidéo. La magie distillée par l'affrontement meurtrier des véhicules lancés à pleine vitesse reste intacte encore aujourd'hui.

Deux Mustangs et deux Dodges Charger sont utilisées pour cette scène de poursuite. Les Mustangs sont la possession de The Ford Motor Compagny qui les cède à titre promotionnel à la Warner. Les voitures sont modifiées par un vétéran des courses, Max Balchowsky, qui change les moteurs, les freins, les suspensions pour en faisant de véritables bijoux taillés pour la course.

Steve McQueen, pilote accompli, s'amuse à conduire dans les scènes où les voitures se frôlent. Il est toutefois doublé pour la poursuite et les autres cascades dangereuses. Dans l'autre voiture, on trouve son ami, également ancien coureur motocycliste, Bill Hickman.

Le secret de la scène, intelligemment filmée, se résume surtout à un duel entre deux ronronnements de moteurs: d'un côté, la nerveuse et sourde boîte de vitesses manuelles de la Mustang, chose rare aux Etats-Unis, de l'autre, la boîte automatique plus suave de la Dodge.

Alternance de sons, avec en prime le crissement des pneus à chaque virage serré. La musique de Lalo Schifrin marque le début de la poursuite et s'efface pendant en reprenant à la fin.

"Ben Hur" est célèbre pour avoir donné au cinéma sa plus belle course de chars. "Bullitt" restera dans l'histoire du cinéma pour lui avoir donné sa plus belle poursuite automobile.

Le montage de cette séquence, même émaillé de faux raccords permettra à Frank P. Keller de remporter l'Oscar du meilleur montage en 1969 et au film d'entrer dans la légende du cinéma.

Chapitre 7
Le film entre dans la légende

AFP - Warner Brothers/Seven Arts / Sol

Le 17 octobre 1968, "Bullitt" sort sur les écrans. Le film a coûté 5 millions 500'000 dollars. A sa sortie, tout le monde se presse pour le voir. Il génère presque immédiatement 19 millions de dollars de recettes. Au final, il en rapportera 42 millions, soit plus de 8 fois l'argent investi pour financer le film.

Et non content de devenir un film commercialement très rentable, il obtient l'Oscar du meilleur montage en 1969 et le Prix Edgar-Allan-Poe du meilleur scénario.

Le film entre dans la légende du cinéma et inspirera de nombreux autres opus, soit dans la veine du film noir, soit au niveau des courses poursuites et autres morceaux de bravoure automobile. La poursuite de "French Connection" y fera une référence directe. On peut aussi citer "The Seven-Ups" de Roy Schneider ou "Le Casse" avec Jean-Paul Belmondo.

>> A écouter: l'émission "Travelling" consacrée à ce film :

Steve McQueen dans "Bullitt". [AFP]AFP
Travelling - Publié le 19 avril 2020