Michel Piccoli, le bourgeois iconoclaste

Grand Format Disparition

AFP - Patrick Camboulive

Introduction

L'acteur fétiche de Claude Sautet, Luis Buñuel et Marco Ferreri s'est éteint le 12 mai, à l'âge de 94 ans. Egalement producteur et réalisateur, il aura tourné dans plus de 200 films et joué dans une cinquantaine de pièces. C'est une des plus belles carrières du cinéma français, même si aucun César n'est venu la récompenser.

Chapitre 1
Une virilité complexe

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S'il ne devait rester qu'une seule scène, ce serait celle-ci, au volant de son Alfa Roméo, la cravate dénouée après un déjeuner arrosé, la cigarette aux lèvres. Quelques secondes plus tard, sa voiture sort de la route. Il est éjecté du véhicule. Grièvement blessé, au pied d'un arbre, il a le temps de voir défiler sa vie en accéléré avant de mourir.

Cette scène d'anthologie de "Les Choses de la vie" (1970) - un des plus beaux accidents de voiture de l'histoire du cinéma - marque sa première collaboration avec Claude Sautet, qui lui offrira encore trois autres films. Avec lui, Michel Piccoli affine son image d'homme mûr en pleine crise existentielle, à la fois autoritaire et vulnérable, colérique et sentimental, sécurisant et lâche, ouvrant ainsi la voie aux acteurs de la génération des Depardieu, Auteuil ou Lindon.

Il est peut-être l'acteur qui a été le plus "engueulé" par les femmes dans le cinéma français. Et des partenaires féminines, il en a eu beaucoup, à commencer par Romy Schneider, Catherine Deneuve, Léa Massari, Jane Birkin, Miou-Miou, Isabelle Huppert, Juliette Binoche ou Dominique Sanda.

Farceur, il se plaît à mettre à l'épreuve son image virile dans deux films de Jacques Demy, "Les Demoiselles de Rochefort" où il est Monsieur Dame, un nom ridicule qui l'empêche de vivre son amour, et dans "Une Chambre en Ville", où amoureux transi impuissant, il incarne la passion auto-destructrice.

S'il a beaucoup joué les bourgeois, voire les grands bourgeois, il l'a fait le plus souvent dans des films iconoclastes, avec des réalisateurs qui ont souvent flirté avec le scandale, comme Buñuel ("Journal d'une femme de Chambre"), Marco Ferreri ("La Grande Bouffe"), Francis Girod ("Le trio infernal") ou Godard qui le révèle au grand public en 1963 dans "Le Mépris", où il joue un scénariste veule face à Brigitte Bardot. Michel Piccoli a déjà 38 ans.

>>> A regarder, une autre scène d'anthologie, celle du "Mépris":

C'est l'une des particularités de cet acteur qui aura touché à tous les registres: on ne l'a jamais connu jeune. Il est devenu populaire alors qu'il était déjà dégarni, la stature massive et altière, le sourcil en broussaille et la voix travaillée par la Gitane sans filtre. C'était l'adulte du cinéma français.

Chapitre 2
Une célébrité tardive

RTS

Né à Paris, le 27 décembre 1925, dans une famille de musiciens, Michel Piccoli a une enfance bourgeoise, marquée par la disparition de son frère, mort avant sa naissance et tellement aimé de sa mère. Michel Piccoli dira que son athéisme a été forgé par ce décès injuste et scandaleux.

A 18 ans, il décide de devenir comédien et suit des cours de théâtre au Cours Simon. Il fait beaucoup de figuration ou d'emplois de second plan au cinéma. C'est surtout au théâtre qu'il apprend son métier. Il officie au sein des compagnie Renaud-Barrault et participe au Théâtre de Babylone où sont montées des pièces avant-gardistes, géré par une coopérative ouvrière. C'est là qu'il rencontre sa première femme, l'actrice Eléonore Hirt, avec laquelle il aura une fille.

Aux côtés de Claude Brasseur en Sgnanarelle, Michel Piccoli incarne le Dom Juan, de Marcel Bluwal pour la télévision. [VIA AFP - COLLECTION CHRISTOPHEL]
Aux côtés de Claude Brasseur en Sgnanarelle, Michel Piccoli incarne le Dom Juan, de Marcel Bluwal pour la télévision. [VIA AFP - COLLECTION CHRISTOPHEL]

La télévision lui offre également un très beau "Dom Juan" réalisé par Marcel Bluwal qui lui vaut cette image de séducteur élégant, un peu cynique et inquiétant.

>> A regarder, Michel Piccoli évoquant sa carrière menée pas à pas :

Pour Cinéma vif, l'acteur parle du tournage du "Mépris".
Archives - Publié le 27 novembre 1964

A partir de 1963, il enchaîne les tournages prestigieux, alternant films commerciaux et films d'auteurs, en France et à l'étranger, travaillant avec Hitchcock, Manoel de Oliveira, Otar Iosseliani, Nico Papatakis, Raul Ruiz ou Youssef Chahine.

Je choisis les auteurs ou les textes ou les metteurs en scène, mais les rôles, ça m'est tout à fait égal.

Michel Piccoli.

Comme il parle couramment l'italien, une partie de sa carrière se fera en Italie. Il tourne sous la direction de Marco Bellochio ("Le saut dans le vide" qui lui vaut un prix d'interprétation à Cannes), de Scola et surtout de Marco Ferreri qui le dirigera sept fois, dont la première dans "Dilinger est mort", un des films préférés de Michel Piccoli.

Une même et fructueuse collaboration (six films ensemble) le lie à Luis Buñuel. Ses rôles de bourgeois libidineux, de client de maison close, de marquis de Sade ("La Voie lactée") ou de prêtre qui pète les plombs l'enchantent, tant cet homme hyper pudique adore provoquer et choquer le bourgeois. Car Michel Piccoli est un homme de gauche, et ses engagements n'ont jamais failli.

Chapitre 3
Homme de gauche

STAFF/AFP - STAFF

Ancien compagnon de route du Parti communiste, Michel Piccoli se déclarait "passionnant de gauche", sans jamais avoir milité au sein d' un parti. Il confiait que son engagement remontait à l'enfance. Marqué très jeune par le discours d'Hitler, il dit avoir compris, dès le lendemain de la rafle du Vél'd'Hiv, en 1942, le destin promis aux juifs et n'acceptait pas que les gens puissent dire "On ne savait pas". Le spectacle de sa propre famille qu'il décrivait "égoïste, raciste, franchouillarde" a aussi pesé sur son rejet de la bourgeoisie.

À 20 ans, électrisé par Saint-Germain-des-Prés, il découvre "ces libertaires magnifiques" que sont Sartre, Boris Vian et Juliette Gréco, qu'il épouse en 1966. Le couple se sépare de manière abrupte dix ans plus tard mais Piccoli conservera intacte son admiration pour cette femme qui n'a jamais transigé.

Défense des sans-papiers, pétition pour la parité homme-femme dans la vie publique, lettre adressée au président iranien en 1991 pour libérer une militante Moudjahidine, soutien au syndicat Solidarnosc en Pologne en 1981, mobilisation contre le Front national: Michel Piccoli ne refusait aucun combat. "Le métier que nous faisons dépend complètement de la politique et de l'économie. J'en connais qui vivent en égoïstes dans leur petit monde fermé. Moi, je ne veux pas" disait-il.

>> A regarder, Michel Piccoli en interview chez Christian Defaye en 1982 :

Michel Piccoli en 1982. [RTS]
Spécial cinéma - Publié le 8 février 1982


Michel Piccoli fut aussi très actif au sein de SOS Racisme et aux côtés d'Amnesty International.

En 1991, il s'en prend à la dictature de l'argent à la télévision et accuse Silvio Berlusconi, propriétaire de chaînes privées, d'avoir "assassiné l'imaginaire en Italie". La même année, il manifeste pour célébrer "les funérailles de la télévision publique".

Dès les années 2000, il affirme que "la politique est devenue une catastrophe".

Chapitre 4
Longévité exceptionnelle

Les Films Plain Chant - Photo Bernard Fau

Ce qui distingue Michel Piccoli de tout autre acteur, c'est sa liberté artistique. Pendant 70 ans ans, il a enchaîné les films - il en tournait jusqu'à six par an - sans les conseils d'aucun agent, guidé par son seul plaisir et par sa fidélité en amitié. Souvent, les cinéastes avec qui il a travaillé l'ont choisi pour être leur alter-ego.

Il a également produit, et parfois perdu beaucoup d'argent qu'il a toujours mis un point d'honneur à rembourser. "Avec le temps, faire l'acteur m'amuse de plus en plus mais me suffit de moins en moins" disait-il dans "Spécial Cinéma".

S'il a pu mener une carrière aussi longue, c'est aussi parce qu'il a travaillé avec le jeune cinéma français, Leos Carax ou Jacques Doillon, n'hésitant pas à casser son image bienveillante avec des rôles antipathiques, avant de s'essayer lui-même à la réalisation, avec deux courts métrages et trois longs, dont "La Plage noire".

Quand les assurances ne voulaient plus trop le couvrir au cinéma, il est revenu au théâtre. En 2009, il jouait "Minetti" de Thomas Bernard, créé au Théâtre de Vidy, et une année auparavant, il recevait le Molière du meilleur acteur pour "Le Roi Lear", alors qu'aucun César n'a jamais décoré sa cheminée.

>> De passage en Suisse en 2009 pour "Minetti", Michel Piccoli évoque au micro de Darius Rochebin sa relation aux gens, la Suisse, ses colères... :

Michel Piccoli
Pardonnez-moi - Publié le 1 mars 2009

D'autres prix en revanche ont célébré son talent, notamment Locarno qui lui décernait un Léopard d'excellence pour "Les Toits de Paris", du cinéaste kurde Hiner Salem, en 2007.

Michel Piccoli au Festival de Locarno en 2007. [Keystone - Martial Trezzini]
Michel Piccoli au Festival de Locarno en 2007. [Keystone - Martial Trezzini]

Chapitre 5
Magnifique fin de partie

Nanni Moretti le rappelle au cinéma en 2011 pour son dernier grand rôle dans "Habemus papam", où il incarne un pape fraîchement élu et torturé par la peur de ne pas être à la hauteur. Magistral, le comédien blanchi par les années met tout son savoir-faire de comédien dans ce personnage de prélat déboussolé.

Ces dernières années, Michel Piccoli regrettait que sa santé l'empêche de travailler. Dans son autobiographie parue en 2015 "J'ai vécu dans mes rêves (2015), il écrit: "On voudrait que ça ne s'arrête jamais et cela va s'arrêter. C'est très difficile. La mémoire se dégrade. Et je suis victime de cette catastrophe pour un acteur […] Parfois, je me sens très bien et je suis indigné de ne plus jouer parce que les médecins et les assurances rendent la décision de me choisir compliquée […] Certains films dans lesquels j'ai joué vont rester, mais je ne reste plus. J'aimerais ne pas mourir."

>> A écouter, un retour sur sa carrière à travers des extraits dʹinterview du comédien et de Gilles Jacob, qui lui avait consacré un livre dʹentretiens en 2015 :

Michel Piccoli en 2011 lors du Festival de Cannes. [AFP - Anne-Christine Poujoulat]AFP - Anne-Christine Poujoulat
Vertigo - Publié le 18 mai 2020

Interrogé dans le documentaire "L'Extravagant Monsieur Piccoli" sur ce qu'il aimerait qu'on retienne de lui, l'acteur avait répondu: "Michel Piccoli a aimé son métier, il l'a servi de son mieux".