On peut dire que le nouveau Spike Lee tombe à pic. En pleines manifestations Black Lives Matter, "Da 5 Bloods" aurait pu s'imposer comme le parfait porte-étendard de la cause des Afro-Américains. Sur le papier, il y avait de quoi attiser des espoirs élevés que le résultat enterre en moins d'une heure d'un film qui s'éternise sur près de 154 minutes.
On attendait pourtant beaucoup d'un récit qui promettait un regard neuf sur une guerre, le Vietnam, presque jamais montrée sous l'angle de ses soldats afro-américains, à l'exception du très nihiliste "Dead Presidents" (1995) des frères Hughes. Un sujet en or pour Spike Lee qui, après avoir signé un beau film sur un régiment noir lors de la campagne d'Italie en 1943 ("Miracle à Santa Anna", 2008), s'intéresse à quatre vétérans afro-américains revenus, cinquante ans après, à Hô Chi Minh-Ville. Leur but: retrouver le cadavre de leur chef d'unité tombé au champ d'honneur, Norman (Chadwick "Black Panther" Boseman), ainsi qu'un coffre rempli de lingots d'or.
Il y a Paul, mastodonte cupide et brutal qui se vante d'avoir voté pour Donald Trump (sa casquette affublée du slogan "Make America Great Again" atteste de ses positions politiques). Il y a Otis, médecin au tempérament pondéré qui découvre sur place une paternité qu'on lui avait camouflée. En plus du comique de la bande, Melvin, et d'Eddie, l'entrepreneur à succès, le fils de Paul s'incruste au sein du groupe qui pactise avec un escroc français, Desroches (Jean Reno), prêt à leur racheter leur butin et croise bientôt la charmante Hedy (Mélanie Thierry), membre d'une ONG de déminage.
Une cause mal défendue
Passé un début formidable qui resitue, à l'aide d’archives percutantes, le contexte politique et social des années soixante, sur fond d'émeutes raciales, de marches pour les droits civiques des Afro-Américains et de discours radicaux sur la guerre du Vietnam par Mohammed Ali, Angela Davis, Martin Luther King ou encore Malcolm X, Spike Lee éclaire sans tarder son propos essentiel: 32% de soldats noirs, alors que la communauté afro-américaine ne pesait que 11% de la population américaine, ont été envoyés pour se battre contre un ennemi qui n'était pas le leur et sont morts pour un pays qui ne s'est jamais soucié d'améliorer leur condition.
En prenant le Vietnam comme révélateur du racisme systémique qui perdure depuis quatre cents ans aux Etats-Unis, "Da 5 Bloods" formule les prémices d'un questionnement passionnant que la suite du récit dilue malheureusement dans des péripéties sans réel intérêt.
Ponctué par une série de flashback qui replonge le groupe au moment de la guerre, uni derrière la figure charismatique, politique, voire christique de leur chef disparu, le périple des quatre vétérans au cœur d'une jungle à nouveau hostile tourne vite en rond. Une fois le squelette de Norman et les lingots d'or retrouvés, Spike Lee s'embourbe dans un film qui n'a plus rien d'autre à faire que de ressasser des conflits déjà exposés ou d'ajouter des sous-intrigues sans pertinence.
Entre la possible relation amoureuse qui lie Hedy et le fils de Paul, les tensions qui divisent le groupe autour de la répartition du magot, l'explosion commode, mais finalement plutôt risible, de plusieurs mines oubliées, et l'arrivée d'une bande de truands vietnamiens réclamant cet or qui leur appartient, "Da 5 Bloods" finit par perdre de vue le cœur de son sujet. Incapable de faire exister ses personnages autrement que comme des archétypes grossiers, Spike Lee vide son film de la richesse et de la complexité si singulière de ses œuvres précédentes pour s'en remettre avec paresse à une cause qu'il aura rarement aussi mal défendue.
Un film sans flamboyance
Et le cinéma dans tout ça? Pas glorieux. Hésitant, sans parvenir à les harmoniser, entre mélodrame pesant, comédie gériatrique, brûlot politique et simple buddy movie, "Da 5 Bloods" enquille les séquences filmées en pilotage automatique. Les scènes de guerre au Vietnam apparaissent à peine dignes d'une série B avec Chuck Norris. Les multiples références à "Apocalypse Now" ne font que souligner l'absence de flamboyance, de folie, d'ampleur d'un film dont la durée excessive reste l'un des défauts les plus criants. Quant au passage du passé au présent, qui aurait pu donner lieu à de belles idées de montage, il se résume à une alternance systématique entre images numériques colorées sur écran large (pour le présent) et images en pellicule délavées et granuleuses en format plus carré (pour le passé).
Que Spike Lee ait voulu héroïser des figures de soldats afro-américains est non seulement légitime, mais nécessaire. Dommage que le cinéaste ait cru bon de souligner à ce point son propos, qui se leste d'une lourdeur assez pénible, pour parvenir à un résultat davantage dominé par des valeurs conventionnelles (la famille, le pardon, la rédemption) que par ce poing levé, parfois ironique, parfois tragique, qui nous avait tant enthousiasmé dans son chef-d'œuvre "Do the right thing", "Malcolm X", "Clockers", "Jungle Fever" ou son récent, et magnifique "BlacKKKlansman", Grand Prix au Festival de Cannes en 2018.
Rafael Wolf/ld