A la recherche des cinémas perdus

Grand Format histoire

Simon Edelstein

Introduction

Le réalisateur et photographe genevois Simon Edelstein publie "Le Crépuscule des cinémas" aux éditions Jonglez. Un magnifique tour du monde des cinémas abandonnés, dont il capte les derniers vestiges avant leur disparition ou transformation prochaine.

Chapitre 1
La beauté de la fin

A Bridgeport, dans le Connecticut, les vestiges du Loew's Majestic. 2011 [Simon Edelstein]
A Bridgeport, dans le Connecticut, les vestiges du Loew's Majestic. 2011 [Simon Edelstein]

Depuis quatorze ans, partout dans le monde, le réalisateur et photographe genevois Simon Edelstein traque les cinémas abandonnés et tente de conserver, avant leur disparition définitive ou leur transformation en grandes surfaces, banques ou salles de jeux, les vestiges de leurs splendeurs.

Fauteuils éventrés, escaliers défoncés, façades fatiguées, portes murées, enseignes borgnes, grabats insalubres, marquises effondrées, écrans déchirés, salles décaties, tout concourt à faire de ce qui fut un espace de vie et de rêves le refuge des fantômes.

Dans la ville de Bram, en France, cinéma Ideal ou ce qu'il en reste. [Simon Edelstein]
Dans la ville de Bram, en France, cinéma Ideal ou ce qu'il en reste. [Simon Edelstein]

Ils s'appelaient Idéal, Eden, Eldorado, Paradiso, ils ne sont plus que ruines. L'arrivée de la télévision, puis de la vidéo à domicile et maintenant du streaming a bouleversé les habitudes de consommation. On continue de voir des films mais on ne se soucie plus des temples où ils ont vu le jour. Le nombre de salles s'est réduit au fil des décennies, accompagné d'une baisse de fréquentation constante.

En explorateur ou parfois en cambrioleur tant l'accès à ces sanctuaires peut se révéler difficile, Simon Edelstein photographie l'insolite, l'absurde, la beauté de ce qui n'est plus, mais aussi la résistance d'un balcon qui tient alors que tout est effondré ou la vaillance d'une rampe d'escalier échappée au désastre. Une mélancolie émane de ces images qui racontent l'histoire d'un grand naufrage, le goût des paradis perdus.

Ganges - France - Eden. [Simon Edelstein]
Ganges - France - Eden. [Simon Edelstein]

Après avoir publié "Lux, Rex & Corso", 600 photos qui faisaient une sorte d'inventaire des salles de cinémas en Suisse, Simon Edelstein revient avec un autre livre-somme: "Le Crépuscule des cinémas". Le photographe s'est rendu dans plus de trente pays, du Maroc au Portugal, de la France à Cuba, de l'Angleterre à l'Italie en passant par la Thaïlande, pour retrouver le faste perdu des salles de cinéma.

Il met surtout en lumière deux pays-continents: les Etats-Unis et l'Inde, tous deux grand producteurs d'images mais aux destins très différents.

La couverture du livre "Le Crépuscule des cinémas" aux éditions Jonglez. [Simon Edelstein]
La couverture du livre "Le Crépuscule des cinémas" aux éditions Jonglez. [Simon Edelstein]

Le premier, via Hollywood, a connu l'âge d'or de sa popularité juste après guerre. On peut même dire que les Etats-Unis ont forgé leur identité avec le cinéma, et sa conquête de l'ouest. Pays de la modernité et du progrès, le septième art était le moteur du soft power américain. Aujourd'hui, les salles disparaissent les unes derrière les autres, ne conservant souvent que leurs néons flamboyants pour rappeler la magnificence de son âge d'or, comme cette sublime enseigne à Portland qui fait la couverture du livre.

L'Inde en revanche a gardé intacte la passion du cinéma et de ses stars. Dans les 14'000 grandes salles de cinéma ou lors des projections en plein air dans les campagnes éloignées, il règne ce même enthousiasme qui fait des spectateurs indiens un public unique au monde. C'est aussi le pays où les disques durs n'ont pas encore entièrement supplanté le 35 mm et où les projectionnistes sont encore aux commandes, attachés à leur vieille machine comme un capitaine à son vaisseau.

Bombay, le vieux projectionniste du Bharatmata. 2012 [Simon Edelstein]
Bombay, le vieux projectionniste du Bharatmata. 2012 [Simon Edelstein]

Chapitre 2
Les rescapés du naufrage

Simon Edelstein

L'architecture radieuse, canaille, flamboyante, souvent héritée du music-hall, des cinémas n'a jamais été vraiment reconnue des pouvoirs publics ou des architectes. Elle fait pourtant partie du patrimoine urbain.

Certaines salles, prestigieuses, historiques ou patrimoniales, ont pourtant été sauvées. C'est le cas du Stanley (photo ci-dessus) dans le New Jersey, une des plus grandes salles jamais construites aux Etats-Unis. Conçu dans les années 1920, le cinéma a dû fermer en 1978. Mais en 1983, les Témoins de Jéhovah l’ont fait renaître de ses ruines grâce à ses nombreux bénévoles. Depuis, les Témoins l’utilisent comme centre d’enseignement biblique.

Autre exemple, le grand Rex à Paris qui a subi une rénovation en 2017. Si les décors des années 1930, classés à l'inventaire des monuments historique depuis 1981, n'ont pas changé, le balcon a été entièrement rénové, la peinture des sols et les moquettes refaites et les 1200 strapontins en fin de vie changés.

Paris, Cinéma Rex. [Simon Edelstein]
Paris, Cinéma Rex. [Simon Edelstein]

La même année, la vente des fauteuils à 10 euros pièce sur les réseaux sociaux avait suscité un véritable engouement. Mais craignant des débordements, la direction avait finalement préféré annuler la vente et offrir les sièges à des associations caritatives.

Plus près de chez nous, et promis à la démolition après plus de dix ans de fermeture pour manque de rentabilité, le cinéma Plaza, à Genève, a connu un happy end en 2019. Racheté par la Fondation Hans Wilsdorf, il sera rénové tandis que le Conseil d'Etat genevois a décidé de classer en décembre 2019 le bâtiment construit en 1952.

Chapitre 3
Des cinémas transformés en églises

Simon Edelstein

Aux Etats-Unis, la transformation la plus spectaculaire est celle des cinémas en églises. Plus de 500 à ce jour ont vécu cette métamorphose. Presque toujours, les principaux éléments architecturaux sont maintenus, comme pour le Stanley qui a conservé sa fascinante façade. Une croix remplace les enseignes Odéon, Fox ou Rex, et le nom du prêcheur celui du film.

Alameda, ex-cinéma Vogue, devenu une église baptiste. [Simon Edelstein]
Alameda, ex-cinéma Vogue, devenu une église baptiste. [Simon Edelstein]

Transformer un cinéma en église est finalement assez logique. D'abord parce qu'il y avait dans les cathédrales des années 1920 et 1930 le même faste décoratif que dans les temples de la foi, même si les motifs sont d'inspiration exotique.

Ensuite pour des raisons financières. Les sectes, puisqu'il s'agit toujours de sectes, ont les moyens de s'offrir ces petits bijoux.

Enfin, parce que dans les deux cas, il s'agit de foi, de croire à ce qu'on voit ou pas. "Perpétuant un processus de dévotion, du spectateur au fidèle, les repreneurs tirent ainsi parti du volume offert par la salle pour accueillir toujours plus de croyants", écrit Simon Edelstein.

Chapitre 4
Le déclin et le renouveau des Drive-in

C'est dans les années 1930 que s'implantent les drive-in aux Etats-Unis, qui font parfaitement la jonction entre les deux passions américaines de l'époque: le cinéma et la voiture, cet espace de liberté qui permet de venir en bande, de manger, boire et surtout flirter en toute quiétude.

On se souvient des premiers émois de John Travolta et Olivia Newton-John dans "Grease" ou du dilemme moral de de James Mason coincé dans sa voiture entre sa femme et Lolita. Haut lieu érotique - comme la salle de cinéma - les drive-in ont été interdits au Québec jusqu'au milieu des années 1960 pour préserver la morale publique.

Aubrun, à Valley, dans l'état de Wahington. 2009. [Simon Edelstein]
Aubrun, à Valley, dans l'état de Wahington. 2009. [Simon Edelstein]

Dans les années 1950, avec l'avènement de la société de consommation, les Etats-Unis comptaient plus de 4'600 drive-in. Aujourd'hui, on en dénombre encore quelques centaines.

Mais s'ils ont perdu de leur attrait là-bas, ils en gagnent beaucoup ici. Depuis la crise du coronavirus, le drive-in redevient à la mode. Il combine sécurité sanitaire et plaisir de se retrouver en bande.

Chapitre 5
L'Inde, ferveur et fidélité

S - Simon Edelstein

L'Inde est le pays qui entretient avec le cinéma le rapport le plus passionné au monde. On y retrouve les ambiances du début du cinématographe quand les gens venaient au cinéma comme on allait à la foire. D'ailleurs, même si elles connaissent moins de succès, les baraques à films sont encore nombreuses à sillonner les zones rurales.

Cinéma forain en Inde. [Simon Edelstein]
Cinéma forain en Inde. [Simon Edelstein]

Dans les salles de cinéma, le plus souvent mono-écran, le public se presse au premier rang pour être au plus près de l'action. Cris, encouragements, applaudissements, conseils aux acteurs sont monnaie courante, très loin du silence imposé dans les salles occidentales. En grande majorité constituée d’hommes jeunes, les spectateurs se lèvent, mangent, chantent et se déplacent dans la salle pendant la projection qui, pour être réussie, doit comporter des scènes de chant, de danse et finir par un happy end.

En Inde, le cinéma est à la fois sacré et païen, vécu quasiment comme une religion. Simon Edelstein a pris de nombreuses photos de la commémoration en 2016 de Raj Kumar, immense star indienne décédée en 1996. Ses funérailles furent suivies par deux millions de personnes. Lors de la projection d'un de ses films, on voit des spectateurs électrisés par leur idole, allumant des bougies tout autour de l'écran, s'adressant à lui avec dévotion, comme s'il était encore vivant.

Et quand les cinéma sont au repos, les salles, souvent décaties, deviennent des abris pour SDF qui y trouvent de quoi se reposer quand elles ne sont pas le terrain de jeu des singes ou le fond d'écran d'une vache (sacrée?) qui passait par là.

Allahabad, Inde. 2017. [Simon Edelstein]
Allahabad, Inde. 2017. [Simon Edelstein]

>> A écouter: Débat autour de l'avenir du cinéma. Avec Simon Edelstein, photographe et réalisateur genevois, Meryl Moser, directrice de Cinerive, et Chicca Bergonzi, responsable programmation à la Cinémathèque suisse. :

Le débat - Quel avenir pour les salles obscures? [RTS]RTS
Forum - Publié le 7 juillet 2020