"L'Armée des douze singes", film apocalyptique signé Terry Gilliam

Grand Format

Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

Introduction

La question de la folie, de l’étrangeté, du hasard et des coïncidences sont au cœur de "L'Armée des douze singes" de Terry Gilliam. Bruce Willis et Brad Pitt sont au casting de ce film de science-fiction sorti en 1995 qui raconte comment un virus a pu éradiquer la majeure partie de l'humanité.

Chapitre 1
L'imagination tordue de Gilliam

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"L'Armée des douze singes", "Twelve Monkeys", de Terry Gilliam est sorti en 1995 sur un scénario de David et Janet Peoples.

Sur une terre, devenue inhabitable par la faute d’un virus, un homme est envoyé dans le passé pour recueillir des informations sur l’origine de ce mal qui élimine les humains.

A l’écran, Bruce Willis est l’homme du futur. Un bagnard, survivant de la Troisième Guerre mondiale, extirpé de sa cellule pour être renvoyé en 1996. A ses côtés, Brad Pitt, Christopher Plummer, David Morse et Madeleine Stowe.

Le film est inspiré librement de "La Jetée" de Chris Marker, un photomontage de 26 minutes sorti en 1962. Terry Gilliam y injecte ses propres obsessions, déjà présentes dans "Brazil": des décors exceptionnels, de l’humour noir, absurde, un univers oppressant et une vision baroque. La science-fiction se fait entre voyages dans le temps, virus exterminateur et kaléidoscope d’animaux.

Le film marque les esprits quand il sort fin décembre 1995. Le public, galvanisé par la présence de Bruce Willis et Brad Pitt, répond présent. Il est l'un des meilleurs succès commerciaux de Terry Gilliam.

Les critiques sont extrêmement positives, parfois mêmes élogieuses. On y voit de la folie et de la fatalité. On trouve que le film, porté par "le pouvoir séducteur de l'imagination tordue de Gilliam (...) mérite d'être vu plusieurs fois".

Dans la revue "Les Inrockuptibles", on lit que "le cinéma est une machine à réinventer le présent" et "que Terry Gilliam a su tirer un parti extraordinaire de cette capacité de Bruce Willis à insuffler une mélancolie et une détresse existentielles dans tous ses films."

"L'Armée des douze singes" est nommé dans sept catégories aux Saturn Awards et remporte trois prix, dont celle du meilleur film de science-fiction. Brad Pitt remporte le Golden Globe du meilleur acteur dans un second rôle. Il est aussi nommé à l'Oscar dans la même catégorie.

Chapitre 2
Terry Gilliam, un visionnaire?

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Mais que propose donc ce film? Une histoire d’amour, une vision mélancolique et poignante de l’enfance, des voyages dans le temps, des problèmes d'écologie et rien de moins que l’Apocalypse.

11 ans après "Brazil", Terry Gilliam -  avec ce film dont il n’a pas écrit le scénario - réussit à nous entraîner dans un univers fantastique où s’affrontent présent et avenir, raison et folie, rêve et réalité. Le tout, toujours avec distance et ironie.

L'ironie est le seul Dieu que je vénère

Terry Gilliam, réalisateur

"L'Armée des douze singes" présente une sorte de roue du destin avec une issue tragique et une humanité qui doit s’organiser et devenir très régentée pour survivre sous terre.

Vision pessimiste d’un réalisateur qui s’inscrit dans une fin de siècle, dans une fin de millénaire où le monde tourne moyennement rond: déjà trop de déchets, de surpopulation, de surpollution.

"On bouffe encore notre pain blanc, précise le réalisateur. Je crois que ça ne va qu'empirer. Personne ne semble capable d'arrêter la spirale. On veut toujours plus: plus de voitures, plus de CD, une plus grosse maison... On est en train de se consumer dans l'excès, c'est très inquiétant. Tout ça pourrait se finir par une bonne grosse guerre mondiale, une épidémie mortelle ou une contamination nucléaire. Moi, je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Le monde va continuer de changer, la technologie va continuer d'évoluer, cela entraînera des conséquences positives et négatives, comme toujours".

En 1996, Terry Gilliam glissait au journaliste du magazine Première: "Le problème, c’est peut-être cliché, c’est la surpopulation! Trop de gens qui prennent trop de place, qui produisent trop de merde. C’est peut-être là que le film peut poser des questions: les virus sont peut-être l’issue. Ça va débarrasser! C’est envisageable vous savez! Aujourd’hui, les virus mutent à une vitesse incroyable et finissent par être résistants à tous les antibiotiques. Et leur vitesse de propagation augmente avec la densité de population".

Chapitre 3
Un virus qui décime la population humaine

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En exergue, avant même le générique, "L'Armée des douze singes" débute par cette phrase:

"Cinq milliards d’êtres humains mourront infectés par un virus en 1997. Les survivants déserteront la surface de la planète. Les animaux redeviendront les maîtres du monde.

(Extraits d’un entretien avec un sujet atteint de psychose hallucinatoire: 12 avril 1990. Hôpital du Comté de Baltimore)".

La propagation du virus, telle qu'elle est décrite dans le film, va de Philadelphie à Pékin, en passant par San Francisco, La Nouvelle-Orléans, Rio de Janeiro, Rome, Kinshasa, Karachi et Bangkok.

En 2035, 99% de la population mondiale a été décimée par ce mal mystérieux qui a rendu la surface du globe invivable. Contraints de se réfugier sous terre, les survivants de l’Apocalypse mettent tous leurs espoirs dans un voyage à travers le temps.

En remontant en 1996, ils espèrent découvrir les causes de la catastrophe et la prévenir. Désigné volontaire pour cette dangereuse mission, James Cole n’est sans doute pas le candidat idéal, mais il est assurément le plus motivé. C'est lui, le patient dont il est question dans l'exergue du film. Depuis des années une image le hante dont il cherche vainement le sens. La réponse se trouve quelque part dans le temps aux limites incertaines du rêve et de la réalité, de la raison et de la folie.

De retour dans le passé, Cole rencontre Jeffrey Goines, fils rebelle d’un illustre savant, et une psychiatre, le Dr. Kathryn Railly. D’abord convaincue que le voyageur souffre d’un délire de la persécution aigüe, la jeune femme découvre progressivement le bien-fondé de ses étranges prophéties et se rallie à sa cause.

Entraînant Kathryn avec lui, Cole va tenter d’élucider ses propres souvenirs d’enfance et décrypter les mystérieux signaux lancés par une association secrète connue sous le nom d’Armée des Douze Singes…

"L'Armée des 12 singes" avec Bruce Willis et Madeleine Willis. [Collection ChristopheL via AFP - Collection Christophel © Universal pictures / Atlas entertainment]
[Collection ChristopheL via AFP - Collection Christophel © Universal pictures / Atlas entertainment]

Derrière cette histoire se cache un producteur d’Universal, Robert Korsberg. Il adorerait adapter un court-métrage français, "La Jetée", sorti en 1962. Un film à part que tous les cinéphiles ont vu et qui a influencé durablement l’équipe de la Nouvelle Vague.

Son réalisateur, Chris Marker, se laisse convaincre par une réappropriation. Une relecture. Pas question de faire un remake. Dans le film de Marker, un homme était envoyé dans le passé pour changer le cours de l'histoire et sauver une humanité contaminée par la radioactivité. Une peur symptomatique des années 60.

Ici, c’est un virus mortel qui se substitue à la radiation. On confie l’écriture du scénario à David Peoples, le scénariste de "Blade Runner" de Ridley Scott et d' "Impitoyable" de Clint Eastwood, qui travaille cette fois avec sa femme Janet.

L’idée est de donner une vision étonnante d’un homme perdu entre plusieurs époques, passées et futures. Et il faut trouver le cinéaste qui saura donner tout son éclat à ce film de science-fiction. Ce sera Terry Gilliam.

Mais le réalisateur, contacté par Universal, peine à dire oui tout de suitei. Il se souvient avec amertume des démêlés qu’il a eus avec ce même studio en travaillant sur "Brazil". Il n’aime pas Hollywood.

>> A lire également : "Brazil", film d'anticipation de Terry Gilliam

On lui envoie le script, il est séduit. Il accepte, à condition que Universal lui réserve le final cut, ce qu’il obtient. En contrepartie, le studio exige que le film ne dépasse pas 2h15 et qu’il ne soit pas interdit aux moins de 18 ans.

Du scénario, le réalisateur américain dit ceci aux journalistes des Inrockuptibles venus l’interviewer en 1996:

"L'Armée des douze singes" est seulement le deuxième film dont je n’ai pas écrit le scénario. J'étais lancé sur d'autres projets plus personnels, mais pour diverses raisons, ils n'ont pas abouti. En même temps, j'ai reçu le script de Janet et David et je l'ai trouvé fantastique, captivant, ambigu, drôle, poétique... Il m’a fasciné par sa dimension mystérieuse et sa richesse thématique. Il parle du temps, de la folie, de la perception du monde, de la résurrection au bord de l’abîme. Ça faisait quatre années que je n'avais plus tourné, j'avais intérêt à m'y remettre sous peine de rouiller. De toutes les options à ma disposition, "L'Armée des 12 singes" était de loin la plus passionnante".

Surtout, l’imaginaire et l’atmosphère du script sont proches de son univers. Il peut se l’approprier sans dénaturer le travail des scénaristes.

Terry Gilliam confie que tous les thèmes présents dans l’histoire de "L'Armée des douze singes" l’intéressent: "l'enfance, le pouvoir omnipotent, une dimension poétique... J'étais très à l'aise avec le matériau de départ. Mais je voulais servir l'histoire de la façon la plus neutre possible, être un cinéaste au service d'un projet".

Résultat? D’un film de commande avec un scénario qu’il n’a pas écrit, et sur lequel il ne veut pas trop influencer, Terry Gilliam va finalement insuffler sa patte, son esthétique.

Terry Gilliam, au moment où il découvre le scénario de "L'Armée des douze singes", n’a jamais vu "La Jetée" de Chris Marker. Et il ne verra pas durant tout le temps où il travaille sur le sien. Normal, c’est son film.

Chapitre 4
Bruce Willis et Brad Pitt

Photo12 via AFP - Universal Pictures

Terry Gilliam est un peu échaudé de sa collaboration avec des producteurs hollywoodiens. "Brazil" a été une expérience douloureuse. Pour garder le contrôle du film et ne pas être à la merci des désirs des stars, il décide, dans un premier temps, de faire appel à des acteurs peu connus. Mais c’est Hollywood. Et il faut une tête d’affiche, voire deux.

"Les producteurs voulaient une star, confie Terry Gilliam dans Les Inrockuptibles en 1996. (...) On m'a donc proposé une série de noms dont je ne voulais pas. Un peu plus tard, mon agent m'appelle pour me dire que Bruce Willis est intéressé. Vraiment intéressé. J'avais rencontré Bruce à l'époque de "Fisher King" et j'avais plutôt sympathisé. Je m'étais dit qu'il valait mieux que son image. Nous nous sommes donc revus et je lui ai bien fait comprendre que je voulais un acteur, pas une superstar. Il s'agissait de jouer de façon très intériorisée, il n'était pas question de faire son habituel numéro de gros malin. Bruce voulait prouver qu'il pouvait sortir de son image et être un acteur profond".

>> A écouter: L'émission "Travelling" consacrée au film "L'Armée des douze singes" :

"L'armée des 12 singes" de Terry Gillian avec Bruce Willis et Brad Pitt. [AFP - Universal pictures / Atlas enter / Collection ChristopheL]AFP - Universal pictures / Atlas enter / Collection ChristopheL
Travelling - Publié le 21 juin 2020

Va donc pour Bruce Willis qui, de son côté, se montre emballé à l’idée de travailler avec Terry Gilliam. Il a aussi envie d’explorer la notion de psychose.

Mais le vrai fou de l’histoire, c’est Jeffrey Goines, un rôle pour lequel Brad Pitt recevra un prix d’interprétation. Terry Gilliam n’est pas chaud mais se laisse convaincre par son directeur de casting. Et surtout, Brad Pitt n’est pas encore très cher. C’est un acteur qui monte. Et sa présence va attirer du monde dans les salles.

C’est également un acteur qui s’investit beaucoup. Brad Pitt est immédiatement séduit par ce rôle qui ne ressemble à aucun de ses précédents et qui comporte des risques. Il voit Jeffrey sous les traits d’une sorte de Charles Manson. Il s’immerge pendant deux semaines dans une asile psychiatrique pour s’imprégner de son rôle. Brad Pitt est extraordinaire, la folie en bandoulière.

Quant à Madeleine Stowe, elle joue la psychiatre comme une vraie héroïne hitchcockienne.

Chapitre 5
Des décors sompteux et extravagants

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L'affiche du film "L'Armée des 12 singes" de Terry Gilliam.
L'affiche du film "L'Armée des 12 singes" de Terry Gilliam.

Le tournage de "L'Armée des douze singes" se déroule du 8 février au 6 mai 1995 entre Baltimore et Philadelphie.

Terry Gilliam est un visuel. A la manière d’un peintre, il cisèle ses images. Les décors de ses films sont d’une importance primordiale. Pour lui, c’est le corps du film.

"Brazil", "Les Aventures du Baron de Munchhausen" et "Fisher King" ont tous été cités à l’Oscar pour leurs décors somptueux et extravagants.

Derrière le décor, les peintres qu’il affectionne dans leur vision de l’Apocalypse: Bosch Breughel, Goya, Gustave Doré, les prisons de Piranèse.

Du côté du cinéma, c’est l’expressionnisme allemand qui entre dans la danse. On y voit du Murnau, mais aussi "Le Cabinet du Docteur Caligari" et "Métropolis". On y voit "Citizen Kane" et "Vertigo" dans le mouvement des appareils. Et puis, il y a Fellini et son goût du grotesque et du caricatural. A plusieurs reprises Gilliam s’inspire de "2001, l’Odyssée de l’espace".

Comme écrin à ses décors, ce sera Philadelphie et Baltimore. "Cela me fascinait par avance de tourner à Philadelphie parce qu’il se dégage de son architecture un incroyable parfum de décadence et de pourriture. Or j'ai tout de suite ressenti "L'Armée des douze singes" comme un film sur l'échec, la décomposition, la nostalgie", explique Terry Gilliam dans le livret de présentation du film.

Comme le budget est très serré, on investit des lieux existants. Gilliam avait déjà fait ça pour "Brazil". Ainsi, on tourne dans une vieille usine électrique de Philadelphie, encombrée de machines abandonnées, qui sert de décors aux voyages temporels de Cole.

Pour la scène de la rencontre en Cole et Jeffrey Goines, le décorateur sélectionne le plus vieux pénitencier d’Etat. Conçu par l’architecte John Havilland, il est construit par les quakers, dans un esprit de rachat spirituel. Al Capone et plusieurs grands criminels ont vécu là de longues heures de solitude salvatrice dans des cellules alignées le long de sept couloirs rayonnant autour d’une rotonde. Gilliam est particulièrement séduit par cette structure géométrique. Le labyrinthe est un motif dominant de "L'Armée des douze singes".

On passe sur les détails composites des décors, la transformation des objets courants en univers à la Gilliam, comme un aspirateur qui devient une lampe. On chine des centaines d’objets hétéroclites qu’on empile. Et puis, on s’occupe des combinaisons antivirus de Cole. Un scaphandre, qui ressemble à un préservatif. On cherche l’inspiration du côté des cosmonautes russes. On ajoute des breloques.

Pour le tournage, on amène encore un ours géant de 400 kilos, un tigre du Bengale de 160 kilos, et quatre éléphants africains, dont le plus gros, 4,5 tonnes répond au nom de Willie.

Les animaux font de ce décor de jungle urbaine vidé des humains, habité par des girafes, ou des singes qui se faufilent entre les gratte-ciels, une véritable plongée dans un futur apocalyptique.

Bruce Willis dans le film "L'Armée des douze singes". [Universal pictures / Atlas enter / Collection ChristopheL via AFP - Universal pictures / Atlas enter]
[Universal pictures / Atlas enter / Collection ChristopheL via AFP - Universal pictures / Atlas enter]

Et puisque nous en sommes à l’Apocalypse, parlons-en car un tournage de Terry Gilliam c’est toujours assez chaotique.

Sur "L'Armée des douze singes", ça ne rate pas avec des soucis de météo et de décors, mais finalement, ça va. On ne dépasse que d’une semaine le plan de tournage et on respecte le budget.

Gilliam ne veut pas de prise de bec avec ses producteurs. Il est encore traumatisé par le tournage du "Baron de Munchhausen". Et il a de la chance car au moment où il réalise "L'Armée des douze singes", tous les pontes des studios sont sur le dos de Kevin Reynolds qui tourne "Waterworld" avec Kevin Costner. Un budget faramineux pour un film qui sera un flop. Les producteurs exécutifs du studio ne cessent de se rendre à Hawaï pour s’assurer du bon déroulement de ce tournage qui, potentiellement, peut mettre en péril Universal.

Loin du regard des espions des Studios, Gilliam respire. Il tourne en toute liberté. Et son film n’a plus rien d’hollywoodien. C’est ce qui fera son succès.

Le réalisateur Terry Gilliam sur le tournage de son film "L'Armée des 12 singes". [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]
Le réalisateur Terry Gilliam sur le tournage de son film "L'Armée des 12 singes". [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]