D'abord annoncé pour le mois de juillet, repoussé en août, annulé, puis finalement maintenu pour une sortie en salle ce mercredi, "Tenet" de Christopher Nolan est attendu comme le Messie. Par une partie du public déjà, pour qui chaque nouvelle œuvre du cinéaste ("Dark Knight", "Interstellar", "Inception", "Dunkerque") est une promesse d’expérience cinématographique inédite. Et par les exploitants de salles, morfondus par une fréquentation estivale calamiteuse et par l'absence de films populaires fédérateurs. Pour Nolan et sa méga-production à plus de 200 millions de dollars, le défi est double: ne pas décevoir son public et sauver à lui tout seul l'industrie cinématographique.
Le temps inversé
A peine quelques secondes après le début d'un récit qui s'évertuera à ne plus lâcher son public durant près de deux heures trente, "Tenet" cloue le spectateur à son siège. Une salle d'opéra bondée. Des policiers lancent l'assaut et gazent l'ensemble des mélomanes. But de l'opération: récupérer un objet atomique laissé sur place, in fine emporté par des mercenaires débarqués sans crier gare.
Passé cette entrée en matière pour le moins confuse, un agent de la CIA, baptisé le Protagoniste (John David Washington, révélé par "BlackKklansman" et fils de Denzel), est recruté par une mystérieuse organisation, Tenet. Sa mission: empêcher un oligarque russe, Andrei Sator (Kenneth Branagh), de déclencher une Troisième Guerre mondiale et d’entraîner le monde à sa perte.
Secondé par un certain Neil (Robert Pattinson), le Protagoniste apprend que Sator s'apprête à compléter une arme nucléaire capable de pratiquer l'inversion temporelle. En gros, nous avançons dans un mouvement qui nous pousse vers l'avenir alors que l'engin permet d'inverser objets et êtres vivants, les balles retournant dans le canon d'un fusil après avoir percuté leur cible, les voitures crashées revenant à leur état normal ou les hommes évoluant à rebours.
De l'art du palindrome
Qu'on aime ou pas Christopher Nolan, chacun de ses films relève de l'évènement. Le cinéaste reste l'un des rares, sinon le seul, à tenter la greffe improbable entre superproduction hollywoodienne et cinéma conceptuel. Un auteur fasciné par le temps et l'espace qui aura raconté un récit entier à l'envers ("Memento"), imbriqué des strates temporelles multiples dans "Inception", incarné la théorie physique des cordes ("Interstellar"), ou entremêlé trois actions de durée différentes dans "Dunkerque".
Tout entier basé sur l'idée du palindrome, ces mots que l'on peut lire de droite à gauche, ou de gauche à droite, "Tenet" ne déroge pas à la règle et propose de visualiser une idée temporelle, une pure abstraction, où deux mouvements se mêlent dans une même image, l'aller et le retour, l'avant et le rebours. En résultent des moments spectaculaires et parfois vertigineux dans lesquels le Protagoniste évolue dans un monde où les oiseaux volent à l’envers et les voitures roulent à reculons, comme si l’on observait en même temps un film en marche avant et le même film rembobiné.
Un écran de fumée
La question du sens se pose tout naturellement pour ce "Tenet" qui ne cesse d'aller et venir dans des directions opposées. Un sens qui ne peut être séparé de la compréhension, ou l'absence de compréhension, que l'on aura du film. On a souvent reproché à Christopher Nolan d'être soit nébuleux, soit sur-explicatif, critiques que le cinéaste semble avoir incorporées au sein de ce "Tenet" ponctué par des phrases comme: "Ne cherchez pas à comprendre", "Essayez de me suivre" ou encore "On va tous s'endormir".
Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir Nolan se démener pour expliciter son concept d'inversion temporelle, notamment lors d'une première heure d'installation laborieuse, pour au final tenter de nous faire croire que tout cela relève moins de la compréhension intellectuelle que de l'instinct et du ressenti pur. Le problème de "Tenet", grosse déception pour l'auteur de ces lignes et très grand admirateur du cinéma de Christopher Nolan, vient du fait que, pour la première fois de sa carrière, le réalisateur-scénariste-producteur se retrouve coincé, en tenaille, entre le simple film d'espionnage lambda et la mélasse métaphysique irrationnelle.
Le génie de Nolan a toujours été d'éluder les justifications factuelles liées à ses concepts afin de se concentrer davantage sur les possibilités cinématographiques que ces concepts lui permettaient d'explorer. Ses blockbusters conceptuels fonctionnaient parce qu'ils s'appuyaient sur de la pure mise en scène, un art du montage elliptique, une matière visuelle et sonore qui, à défaut de susciter l'émotion, exacerbaient le sensoriel.
Dans "Tenet", le concept du palindrome ne parvient ni à produire une expression visuelle véritablement stupéfiante ni à suggérer un sens satisfaisant. A tel point qu'on se désintéresse du contenu du film pour finir par ne déceler que ses ficelles, assez grossières, et l'énergie sidérante avec laquelle Nolan s'efforce de cacher la vacuité de son récit derrière un écran de fumée apocalyptique.
Un concept qui tourne à vide
Car au fond, "Tenet", avec ses agents secrets, son méchant russe, sa blonde fatale, son danger nucléaire, est-il autre chose qu'un James Bond alambiqué qui n'assumerait pas son statut de simple divertissement formaté? Et à entendre le machiavélique Andrei Sator invoquer des raisons hautement mégalomanes à son dessin apocalyptique ("Si je meurs, le monde doit mourir avec moi."), on se croirait dans "Moonraker" ou dans "L'espion qui m'aimait" et ses maléfiques personnages prêts à détruire la planète pour des idées pas moins risibles.
Christopher Nolan n'a jamais caché son admiration à l'égard de 007. Certes, mais son cinéma en est l'antithèse et se rapproche bien plus de la logique froide, mécanique, d'un Stanley Kubrick. Si l'on peut toujours autant admirer la foi viscérale que Nolan porte au septième art et être sensible à son sens prodigieux de l'espace et du temps, on ne peut s'empêcher de trouver que la machine "Tenet" tourne à vide et brasse, même avec virtuosité, beaucoup d'air pour rien.
Rafael Wolf/aq