"Ce 25 mars 1985, au Dorothy Chandler Pavillon de Los Angeles, j'étais assis dans les premiers rangs. Je portais l'un des deux mille smokings présents dans la salle, et mes chaussures étaient impeccablement cirées. Les paillettes scintillaient autour de moi sur des robes plus chères que des automobiles, et l'air était chargé des effluves des plus sublimes parfums. Je figurais sur la liste des nominés à l'Oscar pour la mise en scène d'"Amadeus". "Amadeus" était mon neuvième film. J'en avais déjà réalisé quatre en Tchécoslovaquie où j'étais né, et quatre en Amérique, mais "Amadeus" était, comme moi, un produit hybride: un film américain tourné en Tchécoslovaquie.
En fait, cette production m'avait permis de revenir à Prague après dix années d'exil. La Tchécoslovaquie était toujours un pays résolument totalitaire au moment du tournage d'"Amadeus" et j'y étais, en ma qualité d'émigré, considéré comme traître par les autorités. Le communisme y régnait depuis plus de quarante ans et avait fortement influencé mon existence. Sans lui, je ne me serais jamais retrouvé en Amérique. Mais j'éprouvais un fort désir de retour. Le sentimental que je suis ne se sent plus complètement lui-même si tous les chemins qui mènent aux paysages de l'enfance sont barrés, si on lui retire toute possibilité de se confronter aux souvenirs qui ont fait de lui ce qu'il est. Coupé du lieu où j'avais marqué mes premiers buts, volé mon premier baiser, perfectionné mon goulasch, senti pour la première fois le monde tournoyer sous l'effet de l'alcool et lancé mon premier "Coupez", je me sentais incomplet."
C'est par ces mots que commence la biographie de Milos Forman parue chez Robert Laffont. Des mots qui évoquent Mozart et la Tchécoslovaquie. Des mots qui disent la puissance d'un retour aux sources. Des mots qui racontent "Amadeus", un film clé qui prend naissance en 1979 quand le réalisateur va voir la pièce de Peter Shaffer. Au départ, il n'avait pas envie d'y aller. On faisait beaucoup de bruit autour de cette pièce, elle-même adaptée d'une courte pièce de Pouchkine. Pour rien, lui semblait-il.
Mais au théâtre, la magie opère. Milos Forman est conquis dès le premier acte. Il y voit un film, grandiose, racontant l’opposition de deux hommes, de deux talents. Il rencontre Peter Shaffer, les deux hommes se mettent d'accord et commencent à travailler à l'adaptation de la pièce. En écrivant le scénario, ils écoutent du Mozart. L'histoire prend corps. On centrera celle-ci sur la musique et sur Salieri. Sur l'opposition. La laideur et la beauté, l'ombre et la lumière, le divin et l'humain.
Dans le film Salieri est le personnage central. Un être rongé par la rancœur et les remords. A la fin de sa vie, il raconte à un prêtre sa relation tortueuse avec Mozart, entre haine, mépris, et admiration. "Pardonne, Mozart, pardonne à ton assassin", crie Salieri avant de mourir.
Lui, l'homme qui était compositeur de l'empereur mélomane Joseph II avant d'être détrôné. Car Salieri est talentueux, tout entier au service de Dieu, puisant dans la musique pour chanter ses louanges. Mais l'éclat de Salieri se voit soudain éclipsé quand un jeune garçon du nom de Wolfgang Amadeus Mozart, commence à se produire dans toutes les cours d'Europe sous la houlette de son père Léopold.
En 1781 quand le jeune Mozart fait irruption à Vienne, précédé d'une réputation flatteuse, c'est un choc. Il est brillant. Il est génial. Il va devenir le plus grand compositeur du siècle. Salieri en est le premier convaincu. Et comment survivre face à un génie? Comment l'évincer? Salieri, fou de jalousie, d'orgueil, rejette Dieu et met en place une machination diabolique pour destituer Mozart. Le film de Milos Forman est presque un thriller, un film noir qui montre la lutte entre ces deux hommes.
Avec "Amadeus", le réalisateur dépoussière l'image de Mozart. Le fait jouisseur, rigolard, parfois ignare. C'est un adolescent lubrique, paillard, qui joue du piano debout et qui rit à gorge déployée d'un rire particulier, presque obscène voire carrément délirant.
Mais, "Amadeus" n'est pas un reflet de la vraie vie de Mozart, ni celle de Salieri. C'est une fable. Milos Forman et Peter Shaffer prennent des libertés avec la réalité historique et ne s'en cachent pas.