"La Chasse", le film qui a fait scandale au sein de la communauté gay

Grand Format Cinéma

CiP Europaische Treuhand AG / Lo / Collection ChristopheL via AFP

Introduction

"La Chasse" ("Cruising") est un film étrange et dérangeant qui a fait scandale en 1980, obligeant son réalisateur William Friedkin à couper des passages et à s’excuser auprès de la communauté gay.

Chapitre 1
Un film sans concessions et sans tabous

Lorimar Film Entertainment / Photo12 via AFP

Sorti en 1980, "La Chasse" de William Friedkin raconte l’histoire d’un jeune policier hétérosexuel, interprété par Al Pacino, qui enquête dans les milieux gays et sadomaso de New York sur une série de meurtres brutaux d’homosexuels.

Le film est présenté comme un documentaire où les homosexuels sont associés et résumés à des jeunes hommes un peu perdus, adeptes de cuir, de fouet, et de bondage. Une caricature.

"La Chasse" est démonté par la critique et nominé aux Razzie Awards en 1981 dans les catégories "pire réalisateur" et "pire scénario". Le film ennuie et disparaît des radars assez vite.

Pourtant, "La Chasse" navigue dans les mêmes eaux que "French Connection" ou plus tard, "Police Fédérale Los Angeles".

C’est un thriller noir, sans concessions et sans tabous.

Chapitre 2
Un flic infiltré dans le milieu gay

Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

Plusieurs crimes ont été commis contre des homosexuels, toujours de la même façon. La police piétine, questionne ses indicateurs habituels, les gens de la rue, fait des descentes dans les bars gays. Mais l’assassin court toujours. La police est certaine qu’il s’agit d’un habité des milieux. Il faut donc s’infiltrer dans ce monde étrange, un poil nauséeux des bars spécialisés où les vêtements de cuir et les casquettes à croix gammée sont les tenues préférées des homosexuels habitués des lieux.

Pour que la chasse au meurtrier soir plus efficace, on choisit un jeune policier arriviste qui a une apparence voisine de celle des victimes. Sans armes et presque sans contacts avec son supérieur direct, il doit fréquenter les bars, les trottoirs et toutes les officines, y compris les sex-shops des quartiers gays de New York en se faisant passer pour un homosexuel, bien sûr, et en provoquant des rencontres avec ceux qu’il semble intéresser.

La chasse se déroule avec des fortunes diverses et dans des circonstances toujours dangereuses et souvent atroces. Finalement, la police gagnera, mais à quel prix.

Le scénario est basé sur le roman de George Walker, "Cruising", sorti en 1970. C’est une histoire vraie. Les personnages et les événements sont tirés des dossiers de la section homicide de la police de New York et des témoignages des policiers qui ont littéralement fait le trottoir pour découvrir l’assassin à la fin des années 1960.

"Cruising" est donc une histoire réaliste. Peut-être à la limite du supportable. Mais cela n’effraie pas William Friedkin, le réalisateur de "L'Exorciste".

Il pose les derniers jalons de son histoire avant de se rendre dans les bars gays et SM pour voir ce qui s’y passe et prendre des notes pour reproduire les ambiances de son futur film. Car William Friedkin est un réalisateur pour qui le terrain dans lequel son film va s’ancrer est capital. Il aime à décrire des mondes auxquels les autres réalisateurs ne touchent pas, du moins pas beaucoup.

Dans le making-of du film, il raconte: "Nous sommes allés dans ces bars plusieurs nuits. Et il y avait toutes ces soirées à thèmes. Un des thèmes c’était la nuit de la police. Tout le monde dans le bar était déguisé en policier. Ce qui m’a intéressé, c’est l’aspect jeu de rôle de tout ça. Car la plupart des gars étaient, dans ce monde, habillés de costumes sadomaso, mais la journée, ils travaillaient dans des magasins sur Madison Avenue, ils étaient courtiers, avocats, ils avaient une vie diurne et avaient cette autre vie dans les bars."

Chapitre 3
Al Pacino dans le rôle du flic infiltré

Lorimar Film Entertainment / Photo12 via AFP

Après avoir déposé le script dans plein d’agences, William Friedkin est contacté par l’agent d’Al Pacino qui lui assure que son client a lu le scénario et est emballé.

Friedkin en discute avec son producteur qui lui donne son accord. Pacino est l’acteur phare des années 1970. Un homme à la carrière fulgurante, passé du statut de quasi-inconnu à celui de plus grand acteur du monde après le succès du "Parrain I","Parrain II", de "Serpico" et d'"Un après-midi de chien".

Il est un modèle pour les Italo-Américains, une icône de culture populaire. Un visage particulier avec la capacité de tout pouvoir jouer.

Au conseiller technique du film, Randy Jurgensen, ancien flic qui est parti sous couverture dans les bars gays au moment des meurtres, Al Pacino demande s’il a vraiment fait la totale, s’il a vraiment porté du cuir et s’est mêlé à la population de ces bars particuliers. "Oui", lui répond Randy Jurgensen. A partir de cette réponse, Al Pacino se met à travailler selon sa méthode, une vraie éponge, faisant complètement corps avec son personnage.

En 2007, dans le making-of du film, William Friedkin raconte: "Je lui avais parlé pas mal, expliqué en quoi consisteraient les scènes gays. Il n’avait aucune idée de ce milieu, mais il a parlé à plusieurs de ses amis homosexuels qui fréquentaient ces bars. (...) Je l’ai fait jouer directement dans des scènes ou dans des situations pratiques et il était choqué par beaucoup de choses qu’il voyait, comme toute cette activité sexuelle qui se déroulait à côté de lui. En fait, souvent, il voulait juste sortir du texte et improviser ses scènes jusqu’à ce qu’il sente le déclic. En regardant "La Chasse" maintenant, je peux voir que dans beaucoup de situations, il avait trouvé le ton juste, une note d’innocence pour son personnage."

Dans le film, aux côtés d’Al Pacino, on trouve également Paul Sorvino qu’on verra plus tard dans "Les Affranchis", Keren Allen, qui sera la première amoureuse d’Indiana Jones, Richard Cox, Don Scardino, Gene Davis, et beaucoup d’autres.

De jeunes acteurs sans beaucoup d’expérience qui vont embrasser leur rôle pour toucher du doigt la réalité du terrain. Car encore une fois, pour le réalisateur, l’importance du film est là, sur le terrain, pour ancrer son histoire.

Une scène du film "La Chasse" de William Friedkin. [Lorimar Film Entertainment / Photo12 via AFP]
Une scène du film "La Chasse" de William Friedkin. [Lorimar Film Entertainment / Photo12 via AFP]

Chapitre 4
Un tournage mouvementé

Lorimar Film Entertainment / Photo12 via AFP

Le milieu social exploré par le film de Friedkin est celui des homosexuels new-yorkais. "Tout ce qu’on a pu vous dire sur 'Cruising' est vrai", dira la pub.

Il s'agit donc de donner au spectateur quelque chose d’inédit et qui va radicalement à l’encontre de ses préjugés. Ou qui les valide.

Avec son conseiller technique et ami, Randy Jurgensen, le vrai policier infiltré, William Friedkin va partout, prend des notes et tourne dans les bars gays. Les lieux sont glauques mais emblématiques. Et le vrai tueur les a fréquentés. Parfait pour inscrire le film dans la réalité du terrain.

Faveur exceptionnelle, le réalisateur obtient même l’autorisation de tourner quelques scènes à la morgue de New York. En juillet 1979, tout est prêt pour le tournage.

Mais très vite, la communauté gay se mobilise. Le film fait l’objet de protestations. On fait pression sur le maire de New York pour qu’il refuse les autorisations de tournage. Il y a des campagnes de presse contre le film.

En présentant son film comme un documentaire, certes fragmentaires, de jeux de rôles SM, le film mise sur le sensationnalisme. Friedkin ne s’en cache pas. Il donne même à certaines scènes un caractère carrément pornographique qui devait émoustiller une certaine clientèle.

"J’ai tourné 45 minutes de pornographie gay masculine dont je savais qu’elle serait coupée par les producteurs. J’ai tourné parce que je le pouvais. J’étais là-bas dans des clubs fermés et la plupart des types dans ces clubs étaient mes amis. Et les clubs étaient tenus par des amis à moi qui naviguaient de l’autre côté de la loi comme on dit… et ils m’ont permis de tourner tout ce que je voulais quand j’étais là-bas. C’était un club sadomaso. La plupart des homosexuels n’ont jamais fréquenté des clubs comme ça" explique-t-il dans une interview en 2013.

Une scène de "La Chasse" (1980) de William Friedkin. [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]
Une scène de "La Chasse" (1980) de William Friedkin. [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]

Les groupes de manifestants font du bruit sur les lieux de tournage. Sifflets, tambours. Les prises de son sont impossibles, il faudra tout refaire en studio. Certains activistes vont même sur les toits près des lieux de tournage et utilisent de grands réflecteurs pour renvoyer la lumière du soleil, empêchant ainsi toute prise de vue.

De même, certains acteurs sont rudoyés et doivent être escortés. Un jour, Al Pacino est pris à parti par les opposants au film. Il faut faire venir des gardes du corps qui créent une brèche dans la foule pour permettre à l’acteur principal de s’engouffrer dans une voiture.

William Friedkin se souvient: "Il y a des nuits, quand on filmait, il y avait un millier de gens qui hurlaient, qui criaient et qui nous jetaient des cannettes, des bouteilles, des pierres. Et de notre côté, il y avait plus d’un millier de personnes qui, eux, soutenaient les bars cuir SM."

William Friedkin tourne comme il peut et tient les délais. "Bien sûr, à un moment donné j’ai réalisé que "La Chasse" n’était pas le meilleur signal qu’on pouvait donner pour faire accepter le style de vie de la communauté gay par les hétérosexuels. Ca n’a jamais été montré comme emblématique du style de vie de quiconque. Mais ça a existé. Et pour moi c’était un ancrage pour un film policier. Point final. "Cruising" est devenu un emblème pour certaines personnes qui voulaient prouver que des gens insensibles, comme moi, utilisaient un média mainstream pour dénigrer les homosexuels. Ce qui était complètement faux. "

>> A écouter: l'émission Travelling consacrée au film "La Chasse" :

Une scène de "La Chasse" (1980) de William Friedkin. [AFP - © CiP Europaische Treuhand AG / Lorimar Film Entertainment / Collection Christophel]AFP - © CiP Europaische Treuhand AG / Lorimar Film Entertainment / Collection Christophel
Travelling - Publié le 27 septembre 2020

Chapitre 5
Sortie du film et scandale

Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

Le film sort en avant-première mondiale le 8 février 1980 à New York, avant sa sortie nationale dès le 15 février 1980 dans tous les États-Unis. Il est interdit aux moins de 17 ans non accompagnés.

Des cinémas sont vandalisés, des vitrines brisées, des affiches taguées. On manifeste avec des pancartes.

Ce qu’on reproche principalement au film c’est de montrer des meurtres d’homosexuels et d’encourager la violence à l’encontre des communautés gays. Et puis, il y a aussi cette caricature. Car l’homosexualité masculine n’est pas cette cascade de cuirs noirs, de chaînes, de casquettes nazies, de bottes cloutées, d’oripeaux sinistres. Ce n’est pas cette armée de flics, de motard cruels entassés dans des boîtes hard rock.

Affiche du film "La Chasse" de Wiliam Friedkin. [Photo12.com - Collection Cinema / Photo12 via AFP]
Affiche du film "La Chasse" de Wiliam Friedkin. [Photo12.com - Collection Cinema / Photo12 via AFP]

En Europe, il arrive au début de l’automne 1980 précédé d’une réputation sulfureuse. En France, il est interdit aux moins de 18 ans. Il faut dire que les associations homosexuelles ont su donner de la voix.

Au final, le cinéaste est obligé de multiplier les excuses et même de modifier la fin. Ce désaveu gagne même Al Pacino, qui se brouille avec William Friedkin et estime que ce film fait tache sur sa filmographie.  Il n’aime pas le film dont il trouve qu’il entache sa carrière et demande même officiellement qu’il soit retiré de sa filmographie.

Les spectateurs qui sortent de la salle ont des réactions mitigées. La plupart sont même étonnés. La violence n’est pas tournée contre les homosexuels dans leur ensemble mais contre les milieux SM. Et puis, certains trouvent le film intéressant. Reste qu’il fait un résultat financier mitigé, 20 millions de dollars. Et disparaît petit à petit des écrans.

Ce tournage et cette sortie du film mouvementés auront des conséquences pour le réalisateur. Un matin d'automne 1980, alors qu'il se rend en voiture à son bureau de la Warner Bros, William Friedkin est victime d'une crise cardiaque. Il parvient à rouler jusqu'au studio et s'effondre à l'entrée du bâtiment. Il est sauvé in extremis.

Tant mieux, sa carrière de réalisateur sera encore longue."Police fédérale Los Angeles" en 1985," La Nurse" en 1990, "Bug" en 2006 et "Killer Joe" en 2011. On n’aurait pas voulu rater ça.