"La leçon de piano", un voyage épique, romantique et initiatique

Grand Format

AFP - Archives du 7eme Art

Introduction

Film culte sorti en 1993, "La leçon de piano" se déploie dans les paysages embrumés de Nouvelle-Zélande autour d'Ada, héroïne muette qui s'oppose avec passion à son destin. A l'occasion de la rétrospective consacrée jusqu'au 31 octobre 2024 par la Cinémathèque suisse à sa réalisatrice, Jane Campion, retour sur ce film couronné par une Palme d'or à Cannes.

Chapitre 1
Synopsis

AFP - "La leçon de piano", Jane Campion, 1993. Australian Film Commission / Archives du 7eme Art / Photo12

Jeux de séduction, expression d'une liberté sans souci de moralité, libération des carcans d'une société victorienne transposée à l'autre bout du monde dans des paysages intenses, aussi énigmatiques qu'embrumés. Tel est le terreau de "La leçon de piano" de Jane Campion.

Ada MacGrath, jeune femme écossaise, mère d'une fillette de 9 ans, est envoyée par son père en Nouvelle-Zélande pour y vivre avec un homme qu'elle ne connaît pas.

Ada est muette. Elle recourt à la langue des signes pour s'exprimer et c'est sa fille, Flora, qui traduit ce qu'elle raconte. Mais pour s'exprimer vraiment, Ada joue du piano. Le piano et la musique représentent toutes ses émotions.

C'est donc avec un encombrant piano qu'Ada débarque sur une plage sauvage. Son nouveau mari, le colon Alistair Stewart, les accueille elle et sa fille.

Mais le piano est trop lourd pour être emporté dans le bush et est abandonné sur la plage.

Un voisin illettré et ami de Stewart, Baines, le récupère en échange de terres dont le colon est avide et le fait remonter depuis la plage.

Fasciné par Ada, Baines lui propose d'échanger petit à petit l'instrument. Ne pouvant se résigner à ne plus jouer, Ada accepte le marché: regagner le piano touche par touche en se soumettant à ses fantaisies…

Progressivement, cette austère femme victorienne découvre la sensualité, ce qui finit par attiser la jalousie du nouveau mari.

Holly Hunter (Ada) et Harvey Keitel (Baines) dans "La leçon de piano" de Jane Campion en 1993. [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Productions]
Holly Hunter (Ada) et Harvey Keitel (Baines) dans "La leçon de piano" de Jane Campion en 1993. [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Productions]

Chapitre 2
Genèse du film

AFP - La réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion en 1993 sur le tournage de son film "la leçon de piano". CiBy 2000 / Jan Chapman Productions

La réalisatrice Jane Campion écrit le scénario de "La leçon de piano" en 1984 déjà, avant même de mettre en scène son premier film, "Sweetie", en 1989. Bien que vivant et travaillant à Sydney, elle rêve du passé colonial de son pays natal, la Nouvelle-Zélande.

"En tant que Pākehā de Nouvelle-Zélande (ndlr: d'origine européenne ou anglo-saxonne), j'ai toujours voulu explorer mon héritage culturel. Contrairement aux Aborigènes de ce pays, les Maoris sont très attachés à leur histoire. Nous, les colons, nous n'avons pas de passé ou du moins pas de tradition. Cela m'a toujours amenée à m'interroger sur mes ancêtres, les colons anglais débarqués un jour, comme Ada, Stewart et Baines", explique la réalisatrice dans le livret d'accompagnement du film en 1993.

Dès lors, elle creuse, s'enfonce dans l'histoire, imagine un 19e siècle à la croisée du romantisme et du néo-gothique: celui de l'ère victorienne, avec ses codes.

En 1987, trois ans après avoir commencé à développer le sujet, Jane Campion montre une première ébauche du scénario à la productrice Jan Chapman, aussitôt intéressée.

Elle retrouve dans le script les moments forts de son adolescence, les idées romanesques suscitées par les lectures, la notion que rien n'est plus important que la passion et qu'il faut laisser de la place au désir. Ensemble, les deux femmes retravaillent le scénario avec Billy Mackinnon.

Le but est de donner à l'histoire une fin à la fois plus poétique et plus psychologique. Ils transforment le trio, font d'Ada une femme qui va s'ouvrir à la liberté et qui utilise un puissant levier pour asservir son mari. Cela devient une relation de pouvoir, celui de l'être aimé sur celui qui l'aime. Ada sera donc un personnage énigmatique, têtu et volontaire, également muet. Figure tutélaire vêtue de noir, elle donne au film toute sa force.

Tout cela est terriblement romantique et gothique, deux genres qui s'entremêlent avec passion dans cette fiction.

"La leçon de piano" de Jane Campion, 1993. [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Productions]
"La leçon de piano" de Jane Campion, 1993. [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Productions]

Chapitre 3
Pas de beautés parfaites

AFP - Harvey Keitel dans "La leçon de piano" de Jane Campion. CiBy 2000 / Jan Chapman Producti

"Par ses paysages et son style épique, le film se rattache au genre romantique. Toutefois, je sentais qu'il fallait traiter les personnages avec réalisme. Nous ne devions à aucun moment sombrer dans le conte de fées ou le romanesque échevelé. Dans les récits de ce type, les héroïnes sont toujours d'une beauté parfaite. Je voulais que le physique très réaliste des acteurs contredise le cliché", détaille Jane Campion.

Dès le début, Jane Campion souhaite engager son compatriote Sam Neill pour le personnage de Stewart, le mari. Au milieu de l'année 1991, la productrice et la réalisatrice se rendent à Los Angeles pour rencontrer Harvey Keitel, à qui elles veulent confier le rôle de Baines. C'est un acteur typique de l'Actor's Studio, investi, attentif.

Quant à la petite Flora, la réalisatrice charge un directeur de casting néo-zélandais de trouver la fillette. Il prospecte dans tout le pays, visionne un stock de cassettes et finit par trouver Anna Paquin, une gamine minuscule, qui semble timide. Mais sa puissance, sa maîtrise du texte, son instinct de l'art dramatique convainquent la réalisatrice.

Jane Campion avec la jeune actrice Anna Paquin sur le tournage de "La leçon de piano". [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Productions]
Jane Campion avec la jeune actrice Anna Paquin sur le tournage de "La leçon de piano". [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Productions]

Pour le rôle central d'Ada, un grand nombre d'actrices australiennes, françaises, anglaises, américaines sont envisagées. Ce sera Holly Hunter, une Américaine.

"Nous aurions pu passer à côté d'Holly Hunter. Ada, telle que nous l'imaginions, était grande, puissante, avec une sorte de beauté sombre et étrange à la Frida Kahlo. Mais dans la cassette de son audition, Holly nous a stupéfiées. Il faut dire qu'Holly Hunter a aussi un net avantage sur ses concurrentes, elle possède un réel talent de pianiste, lui permettant d'exprimer une importante facette d'Ada", se souvient la réalisatrice.

Holly Hunter dans "La leçon de piano" de Jane Campion en 1993. [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Production]
Holly Hunter dans "La leçon de piano" de Jane Campion en 1993. [AFP - CiBy 2000 / Jan Chapman Production]

Chapitre 4
Une scénographie acoustique

AFP - Le compositeur anglais Michael Nyman en 1993. PHILIPPE MATSAS

Le compositeur anglais Michael Nyman, musicien attitré de Peter Greenaway, va signer toutes les compositions de "La leçon de piano". Une tâche importante car le piano est littéralement un personnage du film. Un être d'émotions, un objet de désir et de conquête. Comme le personnage d'Ada ne parle pas, le piano devient sa voix et remplace sa parole. Plus tard, au cours des leçons avec le voisin, le piano traduit l'évolution des sentiments à son égard.

>> A écouter, l'émission "Travelling" consacrée au film :

The Piano, 1993. [AFP - © CiBy 2000 / Jan Chapman Producti / Collection ChristopheL]AFP - © CiBy 2000 / Jan Chapman Producti / Collection ChristopheL
Travelling - Publié le 22 septembre 2024

Pour le compositeur, il faut inventer un discours musical dédié à l'actrice qui interprète Ada. Avant de composer, Michael Nyman rencontre donc Holly Hunter à New York.

L'actrice sait déjà jouer du piano mais le compositeur doit vérifier un certain nombre de détails purement techniques comme sa vitesse d'exécution ou l'étendue de son registre.

Il réalise que la comédienne est plus à l'aise dans les morceaux lyriques et pleins d'émotions que dans les œuvres précises et très rythmées. Michael Nyman doit donc inventer une musique avec laquelle, en tant qu'actrice et pianiste, elle se sente des affinités et qu'elle puisse jouer avec sentiments et passion.

Le compositeur choisit de piocher dans le folklore écossais et dans les chansons populaires de ce pays pour créer un répertoire spécialement pour le personnage d'Ada.

"A partir de là, tout a coulé de source, se souvient le musicien, comme si j'écrivais les notes d'un compositeur du milieu du 19e siècle qui aurait vécu en Ecosse et puis en Nouvelle-Zélande. Mais les compositions devaient rester simples et modestes car il ne s'agissait pas d'un musicien professionnel".

Nyman avoue avoir créé une sorte de scénographie acoustique aussi évocatrice que les décors ou les costumes.

Chapitre 5
Palme d'Or à Cannes

AFP - L'actrice Holly Hunter reçoit son prix d'interprétation des mains de Michel Piccoli le 24 mai 1993 au Festival de Cannes. - GERARD JULIEN

"Il m'est apparu, souligne Jane Campion, qu'il y avait alors une certaine innocence dans le sexe, l'érotisme, l'amour que les gens de notre époque ont du mal à trouver. On grandit, surtout les femmes … Les hommes aussi, avec l'idée que l'un des plus grands buts dans la vie est d'avoir une véritable liaison amoureuse et sexuelle. Nous lisons des millions de livres sur le sujet, qui nous informent sur la bonne façon de faire l'amour. On perd ainsi l'innocence de cette pulsion romantique. Notre naïveté perdue nous empêche de la connaître. Les personnages du film, eux, ne comprennent pas ce qui leur arrive et ils éprouvent cette innocence".

C'est certainement cela qui plaît au public et à la critique. Cette recherche d'amour absolu, teintée d'innocence. Ces personnages qui se font littéralement balayer par un sentiment amoureux, sensuel. Une découverte de la sexualité dans des paysages somptueux. Un voyage initiatique presque sans paroles.

Le film cartonne dans les cinémas et le public sort ému des salles. Jane Campion reçoit la Palme d'Or à Cannes, ex-aequo avec "Adieu Ma Concubine" de Chen Kaige, et Holly Hunter décroche le prix d'interprétation féminine.

Jane Campion entourée de Harvey Keitel, Holly Hunter et Sam Neill au Festival de Cannes le 17 mai 1993. [AFP - GERARD JULIEN]
Jane Campion entourée de Harvey Keitel, Holly Hunter et Sam Neill au Festival de Cannes le 17 mai 1993. [AFP - GERARD JULIEN]

Partout où le film passe, les récompenses pleuvent. Golden Globes en 1993, César du Meilleur film étranger, BAFTA, et les Oscars.

En 1994, Holly Hunter est sacrée meilleure actrice, Jane Campion reçoit celui du meilleur scénario original. Quant au meilleur second rôle féminin, il va à Anna Paquin, remis par Gene Hackman.

Quant à Jane Campion, elle devient une icône. En trois films, "Sweetie", "Un ange à ma table" et "La leçon de piano", la réalisatrice néo-zélandaise a su s'imposer, affirmer son regard, raconter des histoires de femmes.

Jane Campion sait graver ses thèmes de prédilection dans la pellicule; la folie, le monde végétal, la noirceur de l'enfance, l'art, dans un style personnel, toujours renouvelé. Ses héroïnes se distinguent chaque fois par leur marginalité radicale.

En 1996, elle adapte "Portrait de femme" d'Henry James avec Nicole Kidman. Suivent "Holy Smoke", "Bright Star" et la série "Top of the Lake".

En 2014, Jane Campion devient la première réalisatrice à présider le jury des longs-métrages au Festival de Cannes après avoir été la première réalisatrice à avoir reçu une Palme d'Or.

Jane Campion sur le tapis rouge de la Croisette lors du 70e anniversaire du Festival de Cannes en 2017. [AFP - LOIC VENANCE]
Jane Campion sur le tapis rouge de la Croisette lors du 70e anniversaire du Festival de Cannes en 2017. [AFP - LOIC VENANCE]