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Jean-Luc Godard, 90 ans, toujours jeune, toujours punk

Jean-Luc Godard chez lui à Rolle (VD) le 5 avril 2019. [RTS - Philippe Christin]
Jean-Luc Godard chez lui à Rolle (VD) le 5 avril 2019. - [RTS - Philippe Christin]
Jean-Luc Godard célèbre ses 90 ans ce jeudi 3 décembre. Le Rollois qui travaille en ce moment à deux nouveaux longs métrages est-il le plus punk, le plus drôle et le plus jeune des cinéastes?

"Godard a pulvérisé le système, il a fichu la pagaille dans le cinéma, ainsi que l'a fait Picasso dans la peinture, et comme lui il a tout rendu possible", écrira François Truffaut à propos du film culte "A bout de souffle" sorti en mars 1960, tourné sur le vif entre août et septembre 1959. Avec un gars (Jean-Paul Belmondo), petit malfrat qui aime une fille (Jean Seberg) et voudrait la convaincre de partir à Rome avec lui. C'est LE film qui vient à l'esprit, avec "Les 400 Coups" de Truffaut, quand on pense aux débuts de la Nouvelle Vague. Quitte à oublier que d'autres (Agnès Varda, Alain Resnais, Jean-Pierre Melville) avaient déjà permis au cinéma d'entrer dans la modernité.

Aujourd'hui, c'est-à-dire soixante ans et quelque 160 films plus tard – longs, courts, vidéo, publicitaires, etc., la statue du commandeur (de Rolle), à la voix chevrotante et au gros cigare, fête ses 90 ans. De "Pierrot le fou" au "Mépris", de "La Chinoise" à "Passion", de "Sauve qui peut (la vie)" à "Adieu au langage", son cinéma n'a jamais cessé de penser, de se renouveler, de chercher. "Sa réflexion est toujours en mouvement, il remet en question, à chaque nouvelle décennie, tout ce qu'il a accompli lors de la décennie précédente", explique Bertrand Bacqué, enseignant en histoire et esthétique du cinéma à la Haute école d'art et de design de Genève.

Fidèle à la rupture

Certains sont fidèles à une méthode. Godard, lui, est fidèle à la rupture. Rupture avec les codes esthétiques, rupture avec le système, rupture avec le public, même. "Godard a un côté punk: son esprit de contradiction, son art du contre-pied, ses provocations permanentes, on les retrouve dans tout son cinéma. Déjà dans 'Prénom: Carmen', en 1983, Lion d'or à Venise, j'étais frappé par le côté fou, virulent et à l'arrache de son cinéma", se souvient Bertrand Bacqué.

Influent critique aux "Cahiers du cinéma", cinéaste, vidéaste, théoricien et même pitre médiatique, Godard a traversé le temps, mais incarne un étrange paradoxe. Continent intimidant, légende auto-marginalisée, il n'intéresse plus grand-monde, ses films non plus.

Pourtant, de "A bout de souffle" au "Livre d'image", Godard a été jeune et novateur à tout âge. Toujours là où on ne l'attend pas (et même sur Instagram, au printemps dernier, lors d'une conversation avec le cinéaste Lionel Baier qui lui a valu des milliers de cœurs et de pouces levés). Ou se payant le luxe de dire que Xavier Dolan, Prix du jury ex-aequo à Cannes avec "Mommy", était un jeune qui faisait un film ancien. Alors que lui, 84 ans à l'époque, était un vieux qui faisait un film jeune ("Adieu au langage").

"J'ai toujours cru à l'éternelle jeunesse de Godard, poursuit Bertrand Bacqué, il continue d'avoir deux trains d'avance sur tout le monde. Voilà pourquoi aujourd'hui, il est une référence absolue pour les plasticiens, peut-être plus encore que pour les cinéphiles". Alors, le jour de ses 90 ans, une question très sérieuse s'impose: Godard aurait-il bu, au berceau, un élixir de jouvence qui aurait infusé tout son art? La preuve en trois séquences.

"A bout de souffle" ou le montage à pile ou face

A la sortie d'"A bout de souffle", son premier long métrage, Godard a 29 ans et, déjà, un statut à part. "A bout de souffle", par la légèreté de son tournage (en extérieur, chose rare à l'époque), par sa liberté de ton, d'écriture, de montage et de rythme, marque, de fait, une rupture. "L'extraordinaire modernité de son écriture frappe et c'est un coup de tonnerre dans le cinéma. Godard fait déjà preuve d'une inventivité qu'on ne retrouvera ni chez un Truffaut ni chez un Chabrol", selon Bertrand Bacqué.

Dans cette scène célébrissime où Belmondo et Seberg sont en voiture, on voit les coupes dans ses plans – cela s'appelle un "jump cut", et non pas un faux raccord, comme on l'a dit à l’époque. La voix de Belmondo reste en off, alors que la caméra filme la nuque Jean Seberg.

>> A voir, un extrait du film "A bout de souffle" :

"A bout de souffle", Jean-Luc Godard (1960)
Extrait du film "A bout de souffle", Jean-Luc Godard (1960) / RTSculture / 1 min. / le 1 décembre 2020

"Alors que le cinéma classique s'évertue à cacher le montage, Godard, lui, rend les coupes visibles. La séquence est montée de manière très énergique. Elle est entourée d'une petite légende, rappelle Bertrand Bacqué: le film était trop long, Godard devait absolument le réduire. Il avait tourné le contrechamp avec Belmondo et aurait tiré à pile ou face pour savoir qui il garderait au montage final, c'est évidemment tombé sur Jean Seberg. Godard est un monteur hors pair: à la fin des années 1950, on l'appelle à la rescousse pour remonter les films lorsque c'est le bazar. Il a donc déjà une intelligence du montage et fait montre d'une exceptionnelle liberté".

"Vent d'Est" (1970) ou l'invraisemblable tambouille

"Le côté punk de Godard, on le retrouve aussi dans une période peu connue, la période 68, la période 'mao', celle du groupe Dziga Vertov, au moment où il décide officiellement de quitter le cinéma, explique Bertrand Bacqué. C'est le moment des luttes. Il est très lié à un Daniel Cohn-Bendit et à cette gauche qui va secouer le cocotier. Après 'Week-end' (1967), Godard souhaite expérimenter un autre type de cinéma. Il prononce cette formule magnifique: 'Faire du cinéma politique? Non, faire politiquement du cinéma.' A ce titre, 'Vent d'Est' est une expérience de laboratoire hors du commun.

Godard tourne en Italie, avec l'acteur Gian Maria Volonté, avec des gens du Parti communiste, avec Daniel Cohn-Bendit, plutôt anarchiste, avec le cinéaste Jean-Pierre Gorin, tendance mao comme lui. Cela donne une tambouille absolument impossible et au milieu du film, il y a cette séquence incroyable: Godard filme une assemblée générale où tout le monde s'étripe. Pour provoquer, il place au milieu de la séquence une affiche de Staline biffé et du coup tout le monde se prend la tête. Voilà le côté punk, il provoque pour voir ce que ça donne. Cette séquence semble à la fois complètement datée, mais c'est en même temps un témoignage invraisemblable de ce que devaient être, en temps réel, les débats de l'époque entre des gens engagés qui, au fond, avaient très peu en commun".

>> A voir, un extrait de l'assemblée générale dans "Vent d'Est" :

Extrait du film "Le Vent d'Est", Jean-Luc Godard (1970)
Extrait du film "Le Vent d'Est", Jean-Luc Godard (1970) / RTSculture / 4 min. / le 1 décembre 2020

"Le Livre d'image" ou le contraire des manuels

"Le Livre d'image", Palme d'or spéciale en 2018 à Cannes, pour un film, en effet, spécial. Un collage d'images, sans acteurs, sans "histoire", pur film de montage – car Godard l'affirme, il "pense avec ses mains". Sa voix est fragile, triste ou sentencieuse. Godard nous parle, mais il toussote, comme pour nous rappeler qu'il pourrait mourir un jour.

"Le film s'inscrit dans les `Histoires du cinéma`(1988). C'est un assemblage d'images volées sur internet ou puisées dans sa filmothèque. Il construit un discours sur l'état du monde avec, comme toujours, de très nombreuses références littéraires, philosophiques, picturales. Il est l'un des rares à prendre à bras le corps la question du Moyen-Orient. Et sa jeunesse se voit dans son travail sur la matière, explique Bertrand Bacqué. Il sature les couleurs et le son au maximum, quitte à nous casser les oreilles, le format des images change, mais il joue avec ça, quand d'autres auraient tenté de tout lisser. En clair, Godard fait tout ce que les manuels de cinéma interdisent. Car pour lui, au cinéma, on peut tout faire, il n'y a pas de règles. Voilà pourquoi ce qui le résume le mieux, c'est le mot liberté".

>> A voir, un extrait du film "Le livre d'images" :

Extrait du film "Le livre d'image", Godard (2018)
Extrait du film "Le livre d'image", Godard (2018) / RTSculture / 1 min. / le 1 décembre 2020

Raphaële Bouchet/ld

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